Jérémy Liron : paysage, mémoire et mélancolie.
Un art de peindre en présence
, par Laurence Gossart.
Contribution à l’ouvrage Ce que disent les peintres – peindre et dépeindre le paysage, entretiens réunis par Sandrine Marsillo et Antoine Perrot, L’Harmattan, 2023.

Des étendues de peintures, des surfaces peintes qui font mur, des bleus, des pins qui traversent l’espace plan, circulant dans les ciels d’azur qui contredisent les aplats de couleur et enfouissent les architectures. La vie des hommes semble s’être retirée de ces lieux, pourtant, un effet de présence presque énigmatique est là. Une mélancolie qui fait trace, laissant les rythmes et saccades de ses perceptions œuvrer. C’est là une partie des éléments picturaux qui constituent la grammaire du peintre. Au travers de cet entretien avec Jérémy Liron, nous partons en quête de ces présences et échos que sa peinture offre à l’histoire du paysage. Qu’est-ce qui, au fond, derrière parfois ces « portraits d’architectures », portraits d’espaces, ferait paysage dans ces peintures ? Nous invitons l’artiste à faire résonner son paysage mental avec les œuvres d’autres artistes et les propos d’auteurs, écrivains et philosophes qu’il aime à citer. L’idée du paysage semble ainsi se reformuler au gré de ces différents maillages pour permettre d’entrer par l’image dans la peinture, dans un espace plus impalpable, équation aux multiples résolutions que les bordures à la touche effrangée invitent à poser de nouveau. Parcouru d’une vibrance tactile, le paysage devient, se pose, révèle diverses nuances de ses énigmes encloses.

En amont de cet entretien, nous nous sommes pliés au jeu de la description d’une des œuvres de la série Paysages. Nous l’avons écrit à quatre mains.

C’est une vue tirée de paysages familiers, le long de la côte varoise. Des lieux que je fréquente depuis l’enfance. Je reste toujours fasciné par ces villas vues de loin, dominant la mer, qui sont comme la scénographie d’un regard. Elles émergent, on les perd, les retrouve en se déplaçant, se laissant appréhender comme quelque chose d’insaisissable. M’intéresse ce dialogue entre ce qui voit et ce qui est vu. Les deux troncs qui l’enserrent créent une alcôve au sein de laquelle un microcosme pictural se crée. Tout ce qui constitue la peinture s’y trouve. Toutes les touches, les couleurs, les motifs y sont disposés comme s’il s’agissait d’une palette du langage pictural à œuvre au creux du nombre d’or.
Un cadre borde la peinture ouvrant un espace pictural où est représenté pour les trois quart une masse végétale ; dans la partie supérieure le ciel d’un bleu pastel illumine la toile. Réverbérant la forte lumière du soleil, une villa d’un blanc crayeux se niche sur la lisière entre ce ciel d’un unique bleu et la profusion de pins parasoles, de mimosas et peut-être quelques vieux oliviers. Elle est enlacée par les troncs et les frondaisons semblent la protéger. Un jour quelqu’un demande à Malaparte s’il a fait construire sa magnifique maison que l’on peut voir sur cet éperon rocheux qui domine la baie de Naples. L’écrivain, malicieux, répond qu’il n’a fait que dessiner le paysage. Il a effectivement réalisé un point de vue, une machine à voir ou un bel vedere, ce qui est comme l’historique vedute de la Renaissance, une manière de fabriquer du paysage. Ce jeu se retourne dans cette composition qui propose de tenir dans ce cadre stricte cette sorte d’œil émergeant d’une masse végétale traitée avec une grande liberté.
La peinture trouve tout d’abord son accroche dans le bleu. Il tient la toile à la verticale, en est paradoxalement son socle, uniforme et solide, consistant et opaque. Puis les frondaisons se déroulent, suspendues, virevoltant sur le support qui semble s’être décollé du châssis. Les touches pointent, poussent, se colorent et s’illuminent, croissent dans un espace hors sol.
Je voulais y travailler comme Monet parfois se tient dans ses Nymphéas au seuil de l’illisible, dans la pure sensualité du geste, des touches ; dans quelque chose de très organique, plus suggestif que mimétique. Je cherchais à traduire le mouvement et la subtile palette des nuances qui se mêlent dans une masse végétale qui devient alors prétexte à une aventure de peinture. De purs jeux d’empâtements et de jus ; de jubilations de gestes, de brouillages colorés qui sont signes, traces, coups de brosses et dépose de mélanges huileux. Ces verts de toutes natures modèlent la toile comme s’il s’agissait d’une glaise fraîche.

J’ai commencé par peindre intégralement la toile avec une dilution de vert d’eau, ce qui lui donne une température froide. J’ai monté à grand traits la composition avant de travailler au volume en multipliant les teintes. Mais j’ai cherché à rester assez près de l’ébauche en laissant de larges réserves. Le volume vient ensuite du jeu de lumières et de quelques zones plus chaudes pour lesquelles j’ai utilisé des ocres et orangés. Un peu de mauve dans les ombres de la façade. Ce n’est qu’à la fin – il faut s’imaginer jusque-là le tableau comme en camaïeu de verts – que je suis venu sculpter à l’aide du bleu clair la cime des arbres et la maison pour les extraire de la surface.

Laurence Gossart : On y voit du bleu, des bruns, des troncs, du ciel, un vert pin profond, tout un vocabulaire pictural dont l’essence semble prendre naissance dans une idée de paysage. L’épanouissement de la couleur, des jus et des gestes dans d’imposants formats sont des éléments qui caractérisent en partie vos peintures. Ces éléments participent-ils de cette idée de paysage et comment ?

Jeremy Liron : Les désirs qui précèdent et président à la mise en œuvre de ce qui est chez moi assez souvent un tableau, et même ce que l’on peut appeler un tableau de paysage, s’originent généralement dans l’expérience même du paysage. C’est-à-dire à l’occasion de déplacements, de dérives phychogéographiques , comme en pratiquaient les situationnistes et certains artistes du landart, en ville, en campagne, à la mer, dans des zones entre-deux, au cours desquels j’éprouve un certain nombre de sollicitations sensibles, par le corps, par le regard. Ces données sensibles se conjuguent et se confondent avec tout un travail mental de jeux d’échos, de souvenirs qui, en quelque sorte, trament et texturent le moment. Picasso disait qu’on a tous un père et une mère. Oui, notre vécu est informé par notre culture, nous sentons, nous voyons, nous comprenons par échos, rapprochements, et à travers quantité de filtres et références. Nous avons des prédécesseurs, des maîtres, et même quelques obsessions.
Si c’est la prise de vue photographique qui a charge alors de prendre note du vécu, et scelle l’expérience sous l’autorité du visible, par la qualité d’une lumière, de rapports de couleurs ou par la composition, celle-ci n’est pas indépendante d’une forme de kinesthésie et d’un effet d’entrainement qui agrège une matière composite laquelle tresse ou tisse des références de l’histoire de l’art, des états d’âme, une musique, un climat, des phrases ou des vers.
Il se trouve que chez moi, cette attitude esthète, qui ne pourrait par ailleurs n’induire qu’une vie de contemplation et de rêverie méditative, rencontre un autre mouvement dont elle se nourri et qu’elle échauffe en retour qui est tout à la fois un désir d’image – de produire, d’élaborer des images – et un désir quelque part très primitif et sensuel de manipuler de la matière – la matière picturale en particulier.
Et dans cet atelier où se mêlent l’artisanat, la cuisine, l’alchimie et une pulsion infantile expressive que la psychanalyse pourrait bien qualifier de scatologique, a lieu là aussi quelque chose qui tient du paysage dans sa « géo-morphie », dans son jeu de rapport, dans le monde qu’il suscite, tel qu’auront pu l’explorer tout à la fois les paysagistes abstraits, les expressionnistes américains du colorfield au hard edge et un artiste comme Jean Dubuffet avec ses Texturologies et Matériologies .
Alors, oui, si l’on doit parler de paysage, c’est dans une notion élargie qui brasse tout autant le motif que l’idée, la vue que la sensation, l’aspect rétinien des choses et une élaboration mentale métisse de l’imagination et de la théorie.

LG : Si j’emploie ici la notion d’idée, c’est parce qu’il me semble que c’est une émanation de paysage, paysages réels et paysages fantasmés, qui s’incarnent dans vos peintures ? Comment le geste pictural, le corps à corps avec la toile et la matérialité de vos huiles invoquent-ils ces paysages ?

JL : En effet, mon travail ne répond pas à une seule ou stricte exigence mimétique. Sa topographie n’est pas documentaire. Pour le dire plus simplement encore, je ne travaille pas dans une volonté de strict réalisme, selon des critères de ressemblance ou dans une dynamique impressionniste.
Il y a naturellement un plaisir et une forme de magie dans la figuration qui font que, depuis la matière et à travers des gestes, une figure puisse se lever et convoquer une mémoire corporelle, des sensations, des souvenirs, jusqu’à des odeurs, une température ; qu’un espace semble percer ou ouvrir la surface au-delà d’elle-même par l’effet de la perspective.
Mais ce qui me sollicite va au-delà de ces seules séductions du réalisme ou de la véridicité. Comme je l’ai dit, le désir de créer et de peindre s’origine dans un faisceau de stimuli qui font qu’un tableau vrai, vivant, poignant répond à des exigences complexes et multiples. Il est traversé par l’image et ses requêtes, mais aussi par quelque chose qui tient de la phénoménologie, par un mouvement d’apparition, par une présence physique, par des souvenirs, des échos, des éventuelles références ou citations, par une certaine sensualité.
Ainsi, le paysage comme motif, l’image de référence sur laquelle je m’appuie, comme l’on bâtit un tableau sur des croquis ou esquisses, peut être considéré comme un prétexte à inventer et mettre en rapport des gestes, des manières, textures, valeurs, formes et couleurs sur une surface, pour le dire un peu comme Maurice Denis . C’est-à-dire, il offre une trame ou une structure, quelques suggestions (la nature comme inépuisable répertoire de formes et couleurs) pour héberger, guider, inviter, justifier toute une aventure plastique, que quelques-fois il aiguillonne, quelques-fois il cadre.
La photographie – outil utile – manque une partie de ce qui fait l’instant et son expérience singulière ; sa texture. D’autant que celui-ci n’est qu’un point de départ, une stimulation première qui sera partiellement oubliée ou compliquée d’autres mouvements, des aventures de la matière et du geste. Plus d’une fois, j’aurais appris à abandonner ce que je projetais à la faveur de ce qui arrivait dans le travail, prenant le parti de l’accident, du changement d’humeur ou de cap. D’autant que tout ce que nous essayons ici de cerner à postériori par l’analyse a lieu dans l’atelier de manière tout intuitive et hasardeuse, en semi conscience.
Peut-être puis-je dire ici que je n’utilise qu’extrêmement rarement le format « paysage », lui préférant au début le carré, puis le format « figure », ce qui pourrait laisser entendre que ce qui se présente et s’énonce chez moi comme paysage a commerce avec le portrait ; qu’il faut se méfier des apparences. Et que le paysage en effet s’invoque plus qu’il ne se dépeint.

LG : Vous évoquez ici l’emploi de la photographie, outil utile en effet. Elle manque la texture, certes, et bien d’autres aspects de vos perceptions. Il me semble qu’elle se présente à vous comme un tuteur qui, comme pour une plante, permet la dérive de vos sensations, circonvolutions, croissances et rêveries – cette semi-conscience -, pas un modèle. Que cherchez-vous dans son emploi que votre mémoire ne pourrait vous offrir ?

JL : Il n’est pas rare de s’étonner, observant la qualité de détails, la justesse du mouvement, les effets de réel de certains tableaux réalisés avant 1830, c’est-à-dire avant l’invention et l’usage de la photographie, de ce que des artistes aient su garder en mémoire autant d’informations pour réaliser dans l’après coup de l’atelier une image qui tienne de l’instantané et restitue la vie dans toute sa texture. Si la photographie manque un certain nombre des qualités qui font le réel, le mouvement, le son, la température, les odeurs… elle a pour avantage non négligeable de capturer — et aujourd’hui avec une simplicité désarmante — un certain nombre de détails évacués par l’impression d’ensemble ; de pallier les déficits de la mémoire. D’offrir un sursis à la lecture. C’est cette histoire du photographe du film d’Antonioni, Blow up, qui constate en développant ses négatifs, opérant plusieurs zooms dans leur matière visuelle, qu’il a été témoin d’un crime sans le savoir. Ainsi, la photographie, par sa naïveté mécanique si l’on veut — ce qui la rapproche du projet des peintures impressionnistes : n’être qu’un œil — fonctionne comme la prise de conscience, en son mouvement rétrospectif. Les photographies me montrent ce que je n’avais pas vu. Elles restituent à la mémoire, parfois longtemps après, des présences parfois ténues, comme telle ligne d’une branche, telle tombée de lumière sur un angle de mur, telle nuance, qui participaient de mon sentiment, de mon appréhension affective de l’instant.
Dans ce sens, je l’utilise comme un carnet de notes, comme un aide-mémoire.
De plus, n’étant pas non plus neutre et objective, la photographie fabrique cette traduction bidimensionnelle, caractérisée par la technique, qui en fait déjà une interprétation, avec ses biais. La focale, le cadrage, la composition, le contrejour, les effets perspectifs ou profondeurs de champ offrent une matière (tout comme, imprimée, le papier, les défauts d’impression…), qui nourrit mon carnet de recherches. Si la matière même du monde suggère des gestes plastiques, la photographie en ajoute, que j’exploite ensuite par la peinture. Il faut se rappeler qu’en occident, le terme de paysage désigne d’abord le sujet d’un tableau avant de renvoyer à la réalité dont il s’inspire. Il est un terme d’esthétique dont Henri Cueco rappellera dans un petit texte le mettant en scène dialoguant avec un paysan, qu’il est absent de certains patois qui jugent du pays par ce que donnent ses terres, par sa culture.
C’est-à-dire que, la photographie, en plus d’être une prise de note, un tuteur, une référence, un point de départ ou un outil de réminiscence, est aussi un outil suggestif de sensations (on peut parler de photographique comme on parle de pictural) et de gestes plastiques singuliers. Elle est un mode d’approche et un mode de traduction qui participe en somme du processus créatif dans son ensemble.

LG : Comment définiriez-vous le paysage dans vos peintures ? En quelques mots, pouvez-vous en faire la genèse pour situer votre propos ?

JL : Le paysage arrive dans ma peinture en 2004, après que je me sois consacré un temps au portrait, à des scènes d’intérieur. Je pourrais dire que j’ai à cette époque effectué un travelling arrière tout en continuant à traiter de mon environnement. J’étais quelqu’un qui regardait autour de lui et notait ce qu’il en était de sa réalité. Mais déjà, je le faisais sous un mode non strictement documentaire ou anecdotique. Ces premiers paysages sont travaillés par une forte charge romantique, des jeux de glacis, des coulures. Et très tôt, début 2005, je m’intéresse alors aux psychopathologies, aux dessins d’aliénés et dessins d’enfants, je subis l’influence d’artistes comme Per Kirkeby et réalise quelques toiles de facture abstraite que je qualifie de paysages mentaux. C’est l’époque où mes tableaux sont systématiquement de format carré, présentés sous plexiglas et encadrés. M’importe tout autant que l’image la nature « objectile » ou « subjectile » du tableau, pour parler comme Artaud (« forcener le subjectile ») ; sa présence concrète, physique, matérielle, dans l’espace. Je parle d’objet pictural et fais d’ailleurs dialoguer toiles et sculptures plutôt minimalistes dans des accrochages qui tiennent un peu de l’installation.
Concrètement, je prends souvent le métro et le RER et parcours les confins de la ville, la banlieue au hasard de dérives photographiques. M’intéresse la perception spatiale du paysage, la fabrique de vues, de compositions visuelles et le fait que l’architecture, les immeubles en particulier se dressent à la manière de menhirs, déployant l’espace autour d’eux, y décrivant des nœuds, des points de pivot. J’évacue alors toute présence humaine et progressivement toute anecdote pour obtenir une forme nue, suspendue, en attente, immobile, à la fois familière et opaque, mutique. Je ne veux pas d’histoire à lire, mais un espace à contempler. Ainsi le paysage apparaît comme un décor, le fond devenu sujet, une matière à méditer, une façon de traiter de l’espace et du temps. Je parle de séquence, de fragments. Mes expositions s’intitulent « landscape(s) », « Dans la solitude » ou « Le récit absent », « Erre », « Les territoires » …
Je m’intéresse particulièrement aux architectures décriées et délaissées, à ce que l’on ne veut pas voir. Et aux derniers avatars de l’utopie moderniste. Touché par ce que je perçois comme des idées ou des rêves, des élans, frottés au réel. Des figures mélancoliques que touche au soir la lumière. Si les architectes des années 1930 prenaient exemple sur les paquebots pour proposer une manière de construire et d’habiter moderne et rationnelle, les immeubles de banlieue faisaient pour moi figure de vestiges dérivant dans le temps, témoins d’une civilisation qui s’était rêvée elle-même entre esprit et hygiénisme.
Tous ces aspects subsistent, je crois, aujourd’hui, plus de quinze ans après dans mon travail, quoi que celui-ci se soit naturellement développé, tourné sur lui-même longuement et à plusieurs reprises, que je me sois attardé aux murs, aux ombres, aux arbres ou aux bords de mer, connaissant diverses « périodes ».

LG : Je vous propose un exercice un peu singulier. À l’occasion d’une publication sur vos réseaux sociaux, vous citiez Jean-Paul Marcheschi : « Le sens du rêve n’est pas divinatoire, mais architectural : son travail – et l’effort qu’il suppose – n’est pas de réduire la force aporétique de nos crises, en les interprétant par exemple, mais de les localiser, de construire des lieux, des cavernes d’eau, des arènes, des temples, des architectures aberrantes, des châteaux intérieurs, qui, au contraire, les protègent. Le rêve – comme le peintre dans ses tableaux – dessine des limites. Et s’il organise des lieux, il est contraint de le faire à l’aide de codes neufs. Il est la signature du désespoir, son style. » Comme vous, ces mots me parlent de vous, de votre travail. J’aimerais que vous puissiez commenter ces lignes et montrer la résonnance avec votre travail.

JL : J’ai relevé ces observations, que j’ai trouvé incroyablement justes et perspicaces, développées avec clarté et élégance, dans un petit livre que Marcheschi consacre aux Nymphéas de Claude Monet et au portrait que le peintre fit de sa première femme sur son lit de mort. Si j’ai acheté ce livre, c’est que je présumais dans son programme qu’il pouvait me concerner. J’ai été amené il y a quelques années à me replonger dans les travaux de Monet et je dois dire que l’ensemble des Nymphéas dans la scénographie de L’Orangerie est une œuvre sidérante dans ce à quoi elle aboutit. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : d’une sorte de rêve prélevé à la matière même du réel et auquel le peintre donne une architecture, c’est-à-dire un lieu, une forme. Cela a à voir avec ce que Foucault désigne par le terme d’hétérotopie . Il me semble que faire un tableau consiste pour moi en cette élaboration d’une structure architecturale qui accueille cette forme de rêve qui mêle inquiétude et désirs, rémanences, obsessions et qui forme le cœur de l’œuvre entant que recherche et expression.
Il ne s’agit alors pas de s’expliquer, d’analyser, de dénouer, de déposer, mais d’accueillir la possibilité d’une expression dans ce qui la constitue comme élan ou désir et comme plainte ou geste de désespoir, pour le dire comme Marcheschi. L’architecture d’un tableau, comme celle d’une exposition, est ce que l’air est à la parole. Elles sont, pour suivre la définition de Foucault, ce grenier ou ce coin de jardin, ce grand lit des parents où l’enfant dresse sa tente d’indien, se raconte des aventures, des naufrages.

LG : Un paysage dans le grenier… Comme une araignée qui tisse sa toile, comme vous tissez vos espaces picturaux et mentaux. Vous écrivez beaucoup et très finement, pourriez-vous revenir ici sur le rôle de vos textes dans ce paysage mental ? Participent-ils de l’élaboration de vos toiles à l’instar de la photographie par exemple ?

JL : Je n’accumule pas innocemment tableaux, dessins, sculptures et textes sans scrupules ; coupable de participer à un certain encombrement anthropologique. Pourtant, cette génération, cette production variée, composite, issue d’une nécessité expressive, procède d’un même mouvement ou d’une même nécessité. J’y reviens inlassablement, perpétuellement au travail. C’est une forme de nécessité biologique ou physiologique d’abord, un peu comme la douleur provoque un geste, un cri, des larmes. Être au monde n’est pas évident. Cela suscite des interrogations infinies, ligneuses, de la curiosité ; nous laisse tour à tour perplexe, joyeux, désespéré ou, pour le dire comme Pessoa, « intranquille  ». Et une nécessité que l’on peut qualifier de pulsionnelle, agissant dans le sens d’une transfiguration ou d’une sublimation. Une façon de digestion psychique. Une façon de se tenir là où l’on est.
Concernant l’écriture, pour répondre précisément à la question, je ne sais pas dire en quoi elle nourrit éventuellement l’activité picturale qu’elle accompagne à mon sens au même titre que toutes les autres activités, jusqu’aux plus anodines, qui font la texture de ma vie. Parce que l’art n’est pas une activité parallèle ou connexe. Vivre, penser, s’émouvoir, peindre, écrire, aimer, s’indigner, sont enchevêtrés. Il y a des formes d’expression — être reconnu par ses amis comme attentionné, ou colérique, drôle ou impulsif — qui, à moins de faire comme un dandy de sa vie et de son apparence son art, qui ne sont pas retenues. Parmi elles, créer des images, noircir des pages de carnet à ses moments perdus fait figure d’émergences, de reliefs notables, à la manière des sommets, des cols, dans un paysage. Ainsi peut-on à mon sens parler de paysage, comme l’on parle d’un climat ou d’un terroir : une forme étendue, complexe, traversée par quelques éléments significatifs, identifiants.
L’artiste s’apparente parfois à une huître, à la fois recroquevillé sur lui-même, « très soucieux et très insouciant  », comme l’écrit Nietzsche, et filtrant son milieu, roulant les éléments exogènes pour en faire des sortes de perles. Tirant des formes de ses interrogations, sensations, pensées, impressions, etc.

LG : J’aimerais à présent que nous abordions les formats, non pas tant dans la relation au dit « format paysage » que vous n’utilisez que rarement, mais à l’amplitude de vos toiles, à ces trouées dans l’architecture réelle. Les éléments y semblent apparaître à l’échelle un et invitent le regardeur à circuler de plain-pied dans vos peintures. Une expérience sensuelle, physique où couleurs, coulures et gestes emmènent dans un chemin, une rêverie. Vos formats s’érigent et le vent y circule n’est-ce pas ?

JL : Le travail se développe dans des formats variés, entre le dessin de table, plutôt réduit et intimiste et le grand format déployé à l’échelle du corps ou de l’architecture. Les premiers formats de la série des Paysage(s) initiée fin 2004 étaient des carrés de 120 cm de côté. Si je peux être totalement transparent, ce format se justifiait de manière très pragmatique au départ puisqu’un tasseau de bois est vendu par longueur de 240 cm, un tableau de 120 cm par 120 cm étant un tableau qui utilise la matière sans perte. De plus, le choix du carré venait conjointement d’une référence au moyen format photographique et du fait qu’il s’agissait d’un format atypique, intermédiaire entre horizontal et vertical, non dédié comme eux au portrait ou au paysage. Je pouvais y élaborer des compositions complexes et inhabituelles. Enfin, c’est un format qui n’était ni réduit ni monumental ; à l’échelle du corps en quelque sorte. Il y avait quelque chose de protocolaire à choisir cet élément, comme j’avais choisi de me vouer au paysage de banlieue, travaillant les variations dans la continuité.
Ce format était utilisé comme module me permettant de présenter parfois des séquences linéaires, parfois des assemblages en pavé évoquant la planche contact. C’est ainsi que j’ai pu réaliser des tableaux polyptyques en assemblant quatre ou six formats. J’obtenais alors des surfaces de 2,40 m de haut par 3,60 m de large, de véritables murs de peinture. Cela répondait à la fois à une recherche d’amplitude et d’espace dans l’image et au désir de produire un objet saisissant, physiquement, pareil à un panorama ou un diorama.
Je poursuis donc depuis plus de 15 ans, en parallèle d’autres séries, cet ensemble Paysage(s), constitués de grands formats qui vont approximativement du 80 x 100cm au 175 x 520cm – qui s’accompagne de travaux plus petits, généralement sans titres.
Lors de mes dernières expositions, j’ai préféré deux formats : 170 x 130 cm et 195 x 130 cm. Deux formats verticaux, dits « Figure », dédiés traditionnellement au portrait. Deux formats à l’échelle du corps. C’est une manière pour moi, d’évacuer le plus possible la narration et l’anecdote, l’image à lire, la miniature, pour fabriquer des étendues suscitant un rapport contemplatif, méditatif, immersif. L’air y circule, le geste se fait ample, la matière est visible, lâchée. Y approchant, on se retrouve dans la peinture. Lorsque j’en ai l’occasion, l’exposition est conçue comme une installation in situ, une scénographie, un jeu avec l’architecture, la déambulation, les vues. Lors de ma dernière exposition à la Fondation Salomon par exemple, j’ai utilisé le plan de l’architecture pour imaginer une scénographie, faisant monter des murs, dégageant es perspectives, et j’ai déterminé le format des tableaux à peindre de manière à déployer des parois de peintures semblables aux panneaux d’un retable polyptyque à l’échelle du lieu. On y retrouve cette idée d’architecture de rêve ou de rêve architecturé dans lequel le spectateur est invité à sinuer. Je cherche au fond quelque chose de très physique, sensuel, difficilement verbalisable, qui mêle impressions, sensations, intuitions en se prêtant à des lectures ou interprétations, expériences multiples. L’inverse d’une explication, d’un discours ou d’une démonstration.

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Jérémy Liron est né en 1980 à Marseille. Il est diplômé́ des Beaux-Arts de Paris et titulaire d’une agrégation en art. Son travail aborde les notions de paysage, d’architecture, d’image dans des compositions qui conjuguent la géométrie et le geste, le bâti et le végétal. Suscitant des sensations d’espace, de silence et de mélancolie, elles invitent à̀ la méditation et à un travail de mémoire. Il a fait l’objet de nombreuses expositions et publications. Il est présent dans de nombreuses collections privées en France et à l’étranger ainsi que dans les collections du Musée Paul Dini, de la Fondation Salomon, de la Fondation Colas, du Frac Auvergne, des villes de Lyon et de Vénissieux, de plusieurs artothèques. Il est représenté par la Galerie Isabelle Gounod.
Laurence Gossart est auteure, critique, artiste et docteure en Art de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, chercheure associée de l’Institut Acte. Après avoir découvert et écrit un premier texte sur la série Les Archives du désastre en 2016, elle participe avec Jérémy Liron à l’invitation d’Anne Favier, au colloque Dessins d’après…/ Peintures d’après… qui s’est tenu à l’ENSAD de Saint-Étienne en mars 2022. C’est donc ici pour la troisième fois qu’elle collabore avec l’artiste.