Rivé au vague, par Thibault Bissirier in Revue Point Contemporain #29 été 2023
Saisir le temps qui nous sépare des choses. Entre elles et nous s’écoulent les heures, les ans, les siècles et l’inquiétude de n’être ici que de passage, l’indice d’un devenir auquel ni elles, ni nous, ne sourions nous soustraire, qui est celui de la ruine.
Dés-astre : mauvaise étoile. Un revers de fortune. La roue tourne et des mondes chavirent.
Lorsque j’ai découvert les premières Archives du désastre en janvier 2016, nous sortions à peine de la sidération. L’année qui venait de s’écouler avait été marquée par l’attentat contre Charlie Hebdo et celui du musée du Bardo à Tunis, l’avancée de Daech en Syrie et la destruction des temples de Palmyre, pis de nouveau des attentats, dans les rues de Paris, au Bataclan. Quelque chose s’effondrait, avec violence, avec fureur. Fureur des événements, bien sûr, mais aussi des médias qui ressassaient la peine, et partant, l’amplifiaient.
C’est au milieu de cette stupeur, ainsi que Jérémy Liron l’a déjà confié à plusieurs reprises, qu’est né le besoin d’entamer cette série, un peu comme on chercherait un abri au milieu de l’orage. Et je me souviens qu’en découvrant ses premières Archives, ce qui m’a d’abord frappé, ce fut la distance qu’elles imposaient et qui n’appelait que le silence, le recueillement. Elles n’avaient rien d’une évidence, elles demandaient qu’on se concentre, ce dont nous étions devenus incapables. Depuis, sept années ont passé et quelque chose continue de s’effondrer.
A vrai dire, quelque chose s’effondre depuis la nuit des temps. De ce qu’il reste, Liron fait collection : masques mortuaires, sculptures et bas-reliefs, des visages et des corps, des lieux. Une mise à plat sans hiérarchie de ce que l’humanité lègue à la mémoire, la collecte de ce qui jusqu’à nous tient bon au milieu des champs de ruines.
Il m’est arrivé quelques fois, en parcourant les vitrines des musées, de m’étonner du zèle avec lequel nous conservons le moindre petit bout d’amphore, le plus petit éclat de marbre. Trier, étiqueter, consigner. Qu’attendons-nous des œuvres du passé ? Qu’espérons-nous y deviner ? Et souvent, cette autre question : d’où les regardons-nous et d’où se présentent-elles ?
Il me semble que le saisissement est plus grand encore, lorsqu’en déambulant dans les ruelles de Pompéi, le long de ce qu’il reste de Carthage, ou parmi la multitude de colonnes, de temples et de théâtres antiques que Rome conserve, nous mesurons tout ce qui nous sépare de ces vestiges. Promeneur, on frôle, sans pouvoir adhérer. On regarde toujours de loin.
Crayon noir. Dessiner. Apprivoiser ces heures qui nous séparent des choses. Retenir le temps d’un geste captivé, comme une caresse. Dessiner pour se consoler, pour sauver, prendre soin, pour redonner du corps en déposant les ombres.
On sait Jérémy Liron peintre, d’aucuns le connaissent écrivain. Au fond, que l’on dépeigne, que l’on écrive, il s’agit toujours de hisser les choses vers nous, de les convoquer. Il suffit parfois de peu de choses. Un tout petit accroc, une intuition, on tire le fil, on redéploie des vies, des empires : « je veux faire quelque chose de pourpre », disait Flaubert à propos de Salambô. C’est ainsi que le poète ravive des mondes.
L’archive n’est pas très différente. Elle aussi permet de tirer des fils, de convoquer, d’ouvrir des mondes. Ce qu’elle récolte, elle le transmet, et ce qui s’est transmis se raconte à nouveau. Seulement, l’archive manque d’imagination, elle ne sait pas combler les lacunes, et c’est là son malheur. Car il y a ce qu’elle sauve, et tout le reste, qui manque. Toutes ces pages blanches contre lesquelles la raison bute, bégaye, hésite. On cherche à faire parler les choses, mais ce qui pèse le plus, c’est ce qu’elles taisent.
C’est cette tension, ce clignement de l’esprit, que Jérémy Liron signale par le dispositif qu’il met en œuvre. D’abord, donc, collecter, dessiner, déposer ; puis recouvrir, aveugler ; enfin, cerner de vide et de silence. Le cadre est là pour circonscrire, la vitre pour éloigner encore. De loin, on n’y voit rien, sinon quelques percées obscures, des images comme des seuils, dont on s’approche, des trous de serrures par où l’on scrute pour voir ce qui se cache derrière. Ici, en l’occurrence, nuit verte. Et au milieu de cette nuit, un crâne, un sein, une tête hurlante ; là une pudeur, la main posée sur l’entrejambe ; chevaux cabrés, des gueules cassées ; des dieux, des hommes et un sourire. On voudrait s’approcher, mais on n’y arrive pas. La clarté manque, l’œil lutte, essaie de retenir. A peine on se détourne et l’horizon recule.
Images-rivages que l’on aborde sans pouvoir accoster. Alors on reste là, rivé au vague.