Mer intérieure, par Emmanuel Ruben in Une phrase, catalogue de l’exposition Orangerie du Château de Sucy en Brie, 2024.
Il y a quelque chose d’archipélagique dans l’œuvre de Jérémy Liron. Ses tableaux, je les lis comme des îles potentielles, avec leurs contours appuyés, leurs reflets bleutés, leurs ombres portées qui font parfois penser à Chirico. Ce sont des îles mémorielles qui portent la nostalgie d’une mer intérieure. Éclats de lumière à hauteur d’enfance, ces images fixent un instant qui s’est enfui, mais qui continue à irradier au plus profond des rêves. Tout en étant réalistes, voir hyperréalistes, les tableaux de Liron ne veulent rien dire, ils ne décrivent pas, ne définissent pas un paysage, ils désignent un fragment habitable dans l’archipel de la mémoire.
Ce sont des haïkus : ils ne cherchent jamais à capturer la totalité d’un paysage, d’une plante, d’un arbre, d’une statue ou d’une architecture – ils ne se contentent pas de concentrer et de réfracter une émotion, ils mettent en scène la suspension panique du langage et font entendre une note de musique, brève, scintillante, mais qui résonnera longtemps en nous. C’est pourquoi ils ne sont jamais surchargés. Regardez ces grands à-plats de couleur : ciel bleu pâle, flaque de soleil, grand pan de mur jaune. Écoutez ce silence qui perle dans les interstices de cette peinture griffée d’ombres et de flashs de lumière. Comme pour les haïkus, on pense que c’est facile, on se dit oh, ce serait facile de peindre comme Liron, il suffit de prendre des photos au petit bonheur la chance et de les recopier de retour dans l’atelier. Mais les tableaux de Liron ne recopient jamais la photo. La photo qui l’a inspiré, le peintre la dépouille de son sens, de son ancrage géographique et de son anecdote biographique, il n’en garde que les grandes lignes, recompose la géométrie des ombres et des reflets, la dynamique des mouvements, l’intensité des couleurs, pour remonter le temps vers une autre époque de la peinture.
S’il n’y a jamais de nuages dans les ciels de Liron, c’est que ce ne sont pas des ciels réels mais des ciels archétypaux. Entre ces tableaux où tout est stylisé comme chez Vermeer ou comme chez les grands maîtres japonais de l’ukiyo-e, des liens souterrains circulent, des échos se répercutent, et c’est ainsi que sa phrase picturale – ou son style, si vous préférez – dessine un archipel. La première fois que je me suis retrouvé devant un Liron, j’ai pensé immédiatement au Japon. Et c’est depuis le Japon où j’ai pensé tant de fois à des tableaux de Liron – face à la majesté de la végétation, face au chevauchement des îles dans la Mer intérieure –, que j’écris ces quelques lignes pour tenter de dire l’émotion que suscite en moi ces images.
C’est au bord de la Loire, à l’abbaye de Saint-Florent-Le-Vieil, que j’ai découvert l’œuvre de Jérémy Liron. Il y exposait des tableaux, beaucoup d’arbres, parmi lesquels les grands cèdres du jardin de l’abbaye, peints in situ. Je dois dire que depuis Mondrian, je n’avais pas vu un homme peindre aussi bien les arbres, mais alors que Mondrian tentait de saisir l’arbre dans sa totalité, chez Liron, l’arbre dépasse toujours le cadre qui lui est assigné. Jérémy Liron nous apprend à dépasser l’échelle humaine, l’échelle trop moyenne, celle qui domine l’histoire de la peinture de Lascaux à Picasso, et il nous exhorte à pénétrer le mystère de l’écorce ou à lever les yeux vers la canopée de ces grands pins qui sont partout l’empreinte du paysage méditerranéen.
Ce qui me frappe à chaque fois que je tente d’écouter ce que ces tableaux ont à me dire, c’est cette impression que le bleu du ciel, en apparence inerte, sans nuages, n’est pas un simple arrière-plan ou un simple à-plat sur lequel viendrait se découper la dure géométrie des murs et la cambrure évanescente des canopées. Attentive à retranscrire ce que les Japonais nomment komorebi – la lumière du soleil filtrant à travers les feuillages –, la peinture de Liron inverse l’ordre usuels des strates de couleurs, de sorte que le bleu du ciel transperce partout les frondaisons des pins et des habitations humaines ; la lumière blanche, méditerranéenne, aveuglante, irradie l’écorce des murs et des pins – une écorce dont il est peut-être le seul peintre à savoir saisir la palette infinie et la texture en archipel, ce puzzle aux mille reflets. Approchez-vous pour lire sous l’épaisseur des reflets cette danse noire d’idéogrammes entrecroisés, réseau secret qui tisse la trame de la peinture à même le grain de la toile. À présent, reculez-vous. Vous verrez alors que sous ces images dont l’apparente simplicité nous hante pour ne plus nous lâcher, le geste du peintre est partout, comme chez Per Kirkeby, que Liron admire ; partout les ombres jouent, bleues, vives, encore tremblantes, jamais figées dans la torpeur de l’été éternel. Car si c’est toujours l’été, en apparence, dans les tableaux de Liron – comme c’est toujours l’été dans la mémoire de qui a grandi sur les bords de la Méditerranée, entre les calanques de Cassis, la Presqu’île de Giens et les îles d’Hyères –, quelque chose de plus inquiétant se niche au cœur de cet été.
En japonais, cette inquiétude porte un nom : 物の哀れ (mono no aware) : mot-à-mot « l’aspect ah ! des choses » que l’on traduit par l’empathie envers les choses ou la sensibilité pour l’éphémère. La douce tristesse qui s’empare de nous face à la beauté fuyante de la nature ; douce tristesse qui suit immédiatement le sentiment d’extase géographique. Les grands maîtres japonais de l’ukiyo-e – Hokusaï, Hiroshige, mais avant eux ceux de l’école de Kano – ont tenté d’exprimer cette inquiétude avec leurs images du monde flottant ou leurs paysages des quatre saisons. On pense à eux parfois, face aux tableaux de Liron qui a longtemps médité leurs enseignements, comme en témoigne la grâce et l’élégance de ses grands pins. On pense aussi à Edward Hopper, bien sûr, dont Jérémy Liron connaît la science des contrastes et l’art de rendre inquiétante la scène la plus anodine. Mais alors que les tableaux de Hopper invitent à se raconter tout un roman, ceux de Liron – fragments de paysage aux figures absentes – se contentent d’écrire un haïku, mais un haïku tremblé, un haïku inquiet, comme tout bon haïku, dont le sens nous échappera toujours, comme nous échappera toujours la beauté des choses.
Ce que je préfère, avec les puzzles d’écorces et les grands pins méditerranéens, dans l’archipel Liron, ce sont les agaves. Un jour on surnommera ce peintre le maître des agaves, car personne n’a su avant lui saisir leur inquiétante animalité : on croirait que leur écorce est une peau d’iguane ; toutes tendues qu’elles sont dans leur effort de capter la lumière zénithale, on les entendrait presque pousser, respirer, repousser, comme ce pin des Landes à la courbure gracile ce cadre trop serré qui les contraint. Leur effort se poursuivra dans nos rêves et c’est la marque d’un grand peintre de pouvoir nous habiter la nuit. Face à ces agaves, je ne peux m’empêcher de penser – à cause de la scène dans le jardin exotique de Violette Venable, où un agave apparaît en arrière-plan – au titre terrible d’une pièce de Tennessee Williams adaptée au cinéma par Mankiewicz : Soudain l’été dernier. Les tableaux de Liron me rappellent soudain que tous les étés derniers se sont enfuis mais qu’il y aura peut-être aussi d’autres étés ; ils me délivrent alors des brumes de l’hiver à l’autre bout du monde, ce double exil : grâce à eux, je nage de nouveau vers la Mer intérieure.