à cette âme

« L’adulte a vendu l’étendue pour le repérage » (Henri Michaux)

« Le poème ne s’arrête jamais parce que rien n’arrête le chant » (Antoine Emaz)

« Cogito : ma pensée se distingue du savoir, des processus de connaissance – mémoire, imagination, raison déductive, finesse et géométrie… externalisés, avec synapses et neurones, dans l’ordinateur. Mieux : je pense, j’invente si je m’en écarte. Je me convertis à ce vide, à cet air impalpable, à cette âme, dont le mot traduit ce vent. (…) j’invente si je parviens à ce vide. » (Michel Serres)

Des formes, des couleurs distinctes et que l’on peut nommer. Tout ce qui en somme se laisse saisir, indexer à la manière des spécimens que l’on aligne en entomologiste comme autant de singularités qui s’extraient d’elles-mêmes, autant d’archétypes. Il y aurait celle ou celui à dominante rouge, ou bleue, ocre, bicolore, de forme évasée, avec un arrondi, coupé à droite ou à gauche. Des balises dans l’espace mobile et continu. Tant que le corpus resterait dénombrable. Nos repères appartiennent à ce genre d’énoncés brutaux, schématiques. Nos définitions trouvent leur aise dans les découpes et les cernés nets, les discriminations franches, les emblèmes. Il ne s’agit pas ici de réel, mais d’une économie dans les relations qu’elle entretient avec lui. Il s’agit d’un usage du monde. D’accords.
Nous parlons par image. Nous usons de repères cardinaux, des structures primordiales auxquelles s’accorde notre corps : mains droite, main gauche, haut, bas et, évacués souvent, face et dos, endroit et envers. Cette dernière considération (un peu plus qu’un détail) peut-être en raison de la position de nos yeux, de notre posture verticale : les images ont leur partie visible dont nous recevons aussi le regard et un dos d’ombre qui ne nous concerne pas ; une partie tue. Notre monde est un monde adossé.
Ce recours au langage, à l’immédiateté de la saisie participe de l’autorité du lisible sur le visible. Cet encodage, à une économie. Poussé à l’extrême, il devient l’universel binaire : un monde intégralement chiffrable, mécanisé.
Aussi, lit-on en réalité souvent à même nos propres livres, à travers les filtres de notre culture, la trame de nos constructions, de nos grammaires conceptuelles quand nous croyons ne faire que répondre du réel objectivement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : littéralement de la transfiguration et ce faisant de la simplification d’une expérience complexe à quelque chose d’une composition, étageant dans la profondeur de l’espace des objets : une objectivation, une « objectisation ». Et pour cela il nous faut séparer, extraire, abstraire, figer, fixer, idéaliser. Nous nous rendons aux raisons économiques et ergonomiques du code, au préjudice des subtilités inavouables du visible et même du sensible dans son énormité, son excédence et sa mobilité — sa phénoménalité.
Les nuances appartiennent à un temps plus lent, une expression plus développée. Elles induisent également de quitter une certaine posture de distanciation qui est une manière de prédation en le sens qu’elle assigne à ces objets, cette somme hétéroclite, du moins hétérogène d’objets en laquelle consiste notre monde un statu soumis. Dompter, maitriser, dominer, tel est le projet par lequel entend se réaliser la raison cartésienne en même temps que l’orgueil occidental : se rendre maître et possesseur de la nature. Non pas toujours tout à fait pour l’asservir, mais pour se hisser par-dessus la communauté naturelle et la considérer plus orgueilleusement, servi par un sentiment de distinction : qu’un monde regarde l’autre depuis ce qui les sépare. Elles, les nuances, demandent aussi un investissement, une dépense moins mesurés que celle que nous nous recommandons et, disons-le, de sortir d’une logique de la maximisation performative régie par une optimisation de la dépense et du temps investi dans l’ensemble des relations. On le dit ainsi : trop brusque ou précipité mal étreint.
Il faut avouer que cela d’ordinaire convient. On peut vivre cette vie que l’on qualifie assez judicieusement de « courante » dans sa précipitation en ignorant les lois les plus subtiles de la physique ou chosifiant tout ce qui nous passe sous le regard. On peut même se vouer à toutes sortes de croyances, à l’évidence ou au bon sens comme à des faits de nature et de nécessité sans jamais en être trop brutalement invalidé. On peut bâcler de vivre comme on bâcle un repas. Chacun se fait son monde, plus ou moins définitivement, dans le monde de nos sens. Mais il faut avouer que c’est confier son existence à un monde rassurant à proportion de ce qu’il est étroit. Et il est des objets moins conciliants dont la nature complexe ou subtile introduit une certaine résistance. Les plus récalcitrants s’y agacent et condamnent, jugent de haut et a priori. Sans sagesse ni même désir de sagesse. Tellement échappe pourtant au temps anthropologique. Le mouvement, la croissance des arbres sont invisibles, tout comme les forces monumentales qui façonnent patiemment les reliefs en leur géomorphologie. Et tant de choses encore. Notre ouïe, nos capacités phoniques, physiques, notre regard pour partie s’atrophient selon les vies que nous menons et nos besoins habituels. Nous n’entendons qu’à notre échelle ; et à l’empan de nos petits commerces.
Les tableaux de Claire Chesnier, au-delà de quelques-uns pris isolément en se laissant embrasser par le regard et la pensée échappent à cette volonté de saisie schématique par la multiplicité de variations qu’ils présentent. Parce qu’ils échappent à la formule dans sa sècheresse et sa simplification descriptives. Il faudrait dire davantage, ou dire autrement. Peut-être légender l’image. Mais ce ne seraient que subterfuges pour s’y repérer en s’économisant encore de changer de position, de manière. On ne les verrait pas davantage. On ne les dirait pas. On les indexerait seulement. Car si anecdote il y a pour discriminer chaque œuvre au sein de la série (telle nuance particulière, telle dominante de teinte, telle inflexion de forme, tel accident ou dynamique dans le dégradé…) celle-ci est encore une fois trop subtile, trop ténue pour se laisser nommer clairement et définir un écart significatif lorsque l’on doit considérer un ensemble plus vaste que celui que décompteraient les doigts d’une main. Chaque peinture est comme une variation, un glissement particulier, une inflexion prise au sein d’un mouvement. Et d’une certaine manière elle s’y dissout.
On sait ce rapport ambiguë que les mots entretiennent avec ce qu’ils nomment, la connaissance permettant de mieux discriminer, distinguer ce qui serait sinon comme fondu en une perception indéterminée tout en évacuant cette réalité singulière extraite derrière cet avatar commercial. Ils ont ce que j’appelle un tempérament ou une propension sarcophage, l’image, la boite, l’objet digérant littéralement les chairs, le corps pour en tenir lieu. Ainsi des concepts qui distinguent, déchaussent en les découpant des objets dans le réel, les indexent et les enclosent : la fleur, absente de tout bouquet.
Le phénomène est plus prégnant encore depuis quelques années que l’artiste a évacué la forme qui déterminait un motif coloré sur un fond en recourant au all-over, à la pleine surface. Les éléments de structure en sont repoussés au dehors de l’image ; très exactement sur les bords qui la fondent comme singularité et extraction. Les proportions qui déterminent ses formats étant généralement, sinon identiques du moins similaires, il s’en suit que n’importe laquelle de ses œuvres récentes, si l’on souhaitait en faire le relevé schématique par un dessin au trait affecterait la forme répétée d’un même rectangle vertical semblable à celui en lequel on fait rentrer un portrait.
D’où peut-être encore que l’on pense ces champs colorés quelques fois comme des figures, des expressions rythmiques, entendu, comme le remarque JM Pontevia que toute figure est d’abord ou est essentiellement une découpe dans le temps. Toute la tension qui aimante le regard et la pensée vient de ce rapport de l’étendue diffuse à la découpe et la ponctuation.
Quelque chose s’absorbe ou se dissout, s’avale pour laisser trace aux souvenirs évanescents, autant infondés qu’insistants, de réalités atmosphériques solaires ou mélancoliques : on pense à la levée comme à la tombée du jour, à ces jours brumeux ou vaporeux, assourdis, pleins de demi-teintes et tout auréolés dont on loge le souvenir ou le cliché. A ces perceptions indéterminées au contact desquelles le langage rationnel construit se découvre impuissant et s’émeut. Le rythme lancinant qui s’induit, d’une peinture à l’autre abrutissant encore cette volonté de focalisation et d’immobilisation à l’œuvre dans la conscience rationnelle. On se laisse aller.
Il est bien pratique que chacun se présente sous un nom, que l’on puisse interpeler ou désigner chaque chose et chaque être par cette formule compacte qui l’identifie : que l’on mette un mot sur une chose et celle-ci point, s’éclaire. Pourtant. Une opacité persiste ou se renforce dans la manœuvre. Comme une histoire de cadavre dans le placard ou de poussière sous le tapis. Les œuvres de Claire Chesnier sont animées par cette sorte de hantise : quelque chose constamment refuse l’enfermement qu’on lui impose. Quelque chose refuse le chiffrement, l’immédiat. On s’approche. On peut scruter. Elles se dressent devant dans leur lointain. Dans cette toute proche apparition d’un lointain par laquelle Benjamin définissait l’aura. Il nous reste à les considérer comme la matière du temps, comme ce fond diffus cosmologique duquel nous parviennent des traces de réalités évanouies, dans un mélange d’effroi et de fascination, de vertige et de calme acceptation, d’apaisement. C’est bien un autre langage, d’évocations, de sensations qui se forme, non pas pour décrire un fait ou un objet, mais localiser à peu près dans le répertoire emmagasiné par le corps quelques-uns des effets semble-t-il inconciliables et conciliés de la mise en contact de ces événements sensibles et de nos propres désirs, notre désarroi, nos incompréhensions, notre inquiétude ou notre intranquilité. Ce qui traverse les plus belles pages de Pessoa et que les œuvres mêmes semblent reprendre à leur compte : « Le désir insatiable, innombrable, d’être toujours le même, et d’être toujours un autre ».

Image : Claire Chesnier, vue d’exposition.

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