admettons

« Dès qu’on approfondit on quitte le réel. »
Clément Rosset

Admettons. Tu t’assois au bureau – ou tu y es déjà assis – et tu as ce geste. Par-dessus les fichiers déposés là, par-dessus les fenêtres ouvertes et ces diverses choses en cours vouées à attendre, insoldables (le bureau de l’écran double le désordre du bureau qui le soutient), par-dessus d’autres fichiers textes, tu en ouvres un nouveau. Le bandeau bleu en haut annonce Document10 (9 là-dessous ouverts, en cours, peut-être pas même sauvegardés ?). Et sur le fond gris pâle qui masque presque tout l’écran et laisse deviner dans les marges un arrière-plan feuilleté, encombré, le rectangle vertical blanc de la page vierge tronqué au pied. Tu déblaies un espace. Repousse localement l’encombrement ordinaire, le brassage courant à la périphérie. Admettons qu’il te restait un peu d’énergie ou un peu de temps en sus (Mais en réalité, ce temps, cette énergie, tu les prends sur autre chose, toujours.). Ou que c’était là une forme de prise d’air percée dans la masse courante. Et admettons que ce geste pour partie automatique tu l’as fait dans l’idée d’éclaircir un certain point. Avec l’intention de déposer-là une considération, une remarque, un retour d’expérience – on dit « poser des mots » sur les choses comme de rabattre ce qui papillonne sur un seul et même plan, le rendre lisible, l’apaiser. Parce que dans le flux presque constant des pensées, des rêveries qui font comme fredonner par-dessus les mouvements quotidiens, tu as eu l’impression de buter sur quelque chose, une très humble révélation, une petite vérité, une marche un peu solide. Simplement l’impression que c’était possible en cet instant de rapatrier dans l’intelligible quelque chose de volage. Du moins, te reste dans un reflux de conscience une sensation un peu localisable, ou un aggloméra de mots, une sorte de titre. Ça reste difficile à dire clairement, si c’est chercher à formuler pour apaiser, pour réduire, pour détourer ou à l’inverse pour étendre, lier, déployer.
Alors il faut récapituler, remonter le cours de ce mouvement mental, dégager délicatement le système racinaire qui vient avec l’événement et qui ne le laisse pas se détacher si aisément du milieu, de la friche où il a éclos. Ce qui amène à considérer un cercle, puis un autre cercle plus large et plus large encore, les diverses implications initiales sans lesquelles la trouvaille serait à peu près indéchiffrable. Alors, il faut engager la grammaire. Un développement construit. Dire les échos qui s’invitent à différentes profondeurs, les parages qui s’esquissent, le contexte, les dynamiques en jeu. Reprendre.
Admettons que ça ressemble au fait de poser un nom sur une chose, comme le fait un botaniste par exemple qui vient placer un spécimen dans une famille, une classe, un ordre. Une manière d’indexer et de légender. Que cela tient d’un mouvement positiviste.
On l’admet jusque à un point. A constater que l’engagement déborde immédiatement ce seul objet. Le langage n’est pas seulement un outil, il est aussi une matière avec sa plasticité, susceptible d’un mouvement. Plasticité dont on se prend au jeu d’explorer, d’éprouver les multiples possibilités. Pour le botaniste peut-être aussi est-ce prétexte à agencer, à faire chanter la langue ? Puisque les mots sont d’abord autour de vous et que c’est leur usage qu’il s’agit d’apprendre pour acquérir un pouvoir sur les autres et sur les choses.
L’intention, dans l’usage, est intermittente. Vous vous mettez en marche à la recherche d’un crayon parce que vous n’en avez plus et que vous en avez besoin – en anticipez le besoin à venir. Et puis marcher absorbe toute votre attention. Vous marchez pour marcher. Vous avez plaisir à marcher. Vous êtes simplement, naturellement en marche. Vous exercez une sorte d’autodétermination. Vous répondez à un élan. Vous flânez. Vous vous laissez emporter par les rues, l’animation de la ville, la douceur du temps. Vous répondez à vos sens, à la configuration de votre corps semble-t-il prédisposé à marcher, à écouter et sentir. Le soleil tombe sur les façades, les gens vaquent à leurs occupations, ils ont des démarches, des costumes, des visages. Une voiture démarre, une autre klaxonne. Vous repensez au crayon, remobilisez votre esprit. Mais le crayon peut-être c’est un prétexte. J’emprunte l’exemple à Virginia Woolf : « De même que le chasseur de renard chasse afin de préserver l’élevage des chevaux, et que le golfeur joue afin de préserver les grands espaces des promoteurs, de même, lorsque le désir nous prend d’arpenter les rues au hasard, un crayon fait office de prétexte et, nous levant d’un bond, nous nous écrions : « Il faut vraiment que j’achète un crayon ! », comme si, sous couvert de cet alibi, nous pouvions céder sans risque au plus grand plaisir de la vie citadine en hiver – arpenter les rues de Londres. »
Il n’est pas impossible que j’ai mobilisé l’esquisse d’une réflexion comme on se fabrique un mobile pour simplement venir là exercer cette capacité acquise à écrire, à tisser puisque le texte est cousin de cette ancestrale activité qui consiste à fabriquer des surfaces à partir de lignes. Peut-être est-ce pour poursuivre ce long apprentissage de l’écriture, explorer ses possibilités, les miennes dans son usage ? Et déjà me voilà sans l’avoir vraiment voulu – sans savoir l’avoir quelque part voulu – à travailler des motifs, des variations de motifs ; à faire jouer le fil et le nœud.
Fredonner ou chanter c’est se donner de l’allant, se bercer pour s’apaiser. Un détour pour agir sur soi comme de l’extérieur. Je reconnais être à l’instant emporté par un mouvement que j’ai moi-même initié. J’écris. Je dérive. Je m’emporte. Je m’embarque. Comme on dit : « je m’énerve ». Je reconnais-là la malice des rêves qui suscitent eux-mêmes leur propre mouvement, cette espèce de danse mentale qui se libère de l’autorité du réel pour la tresser aux sinuosités, aux courbes de l’imagination.
Je bricole, j’élabore, j’architecture, je sculpte un texte maintenant, qui devra tenir sur lui-même, s’épaissir de plis, d’arcanes, jeter des lignes ici et là, s’interrompre pour saluer de la main, bifurquer, se retourner sur lui-même. Me surprendre, m’emmener là où je sais pas. Je lui rêve une réalité corporelle aussi simple, évidente et époustouflante, jouissive, que celles qui font la réalité du vivant, de l’ornithorynque au palmier dattier, du lémurien à l’asperge. La même évidence. C’est comme ça qu’on se croit un peu démiurge ? Je fais comme avec les tableaux. Même aventure. C’est peut-être ça. Simplement essayer de faire un tableau de mots. De faire tenir des sons, des sens, des verbes et des adverbes, des déterminants, des qualificatifs.
On m’a demandé un fois ; parce que les tableaux – les tableaux de peinture – ça ne suffit pas ? C’est chercher quoi dans la matière des mots à quoi la matière des images ne saurait prétendre ? Palier quel impossible, quel angle mort, quelle résistance ? Simplement changer de source ? Ça aussi on pourra l’admettre. Ce besoin de mobilité. Cette curiosité physique, tactile tout autant qu’intellectuelle. Un appétit, quand le sentiment de vanité se déchire un peu, pour toutes sortes de petites possibilités.

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