L’aurais-je donc inventé, le pinceau du couchant
sur la toile rugueuse de la terre,
l’huile dorée du soir sur les prairies et sur le bois?
C’était pourtant comme la lampe sur la table avec le pain.
Philippe Jaccottet
Dans chacune des choses dont nous nous représentons le développé, la séquence, logent tout à la fois des mots, des histoires racontées, des bribes d’images. Et de ces associations, comme à les convoquer depuis notre présent, des perspectives qu’on leur imprime, des fantasmes qui les drapent, leur donne corps presque, de tout le travail inconscient de polissage qui se fait à chaque fois qu’on les appelle ou les rencontre se font ce que l’on nomme hâtivement souvenirs et qui sont déjà des fictions, c’est-à-dire des tentatives de cartographies subjectives, des arrangements, dans les deux sens du terme.
Avec ça on ne sait jamais vraiment où on en est, quel passé, quelle(s) histoire(s) pour emprunter la formule équivoque de Godard à l’endroit du cinéma, soutiennent nos gestes, nos regards, nos pensées ou nos affections. Ni même s’il est possible d’échapper à ces récits déformants. Il nous faudra seulement juger peut-être quelle construction est la plus plausible, ou la mieux ficelée. Laquelle aura la meilleure tenue pour qu’on y équilibre sa carcasse et qu’on y évolue. Adopter quelque chose de semblable à ce que Descartes appelait une morale par provision.
S’engager dans ces architectures s’apparente alors à faire l’expérience de celles, toutes mentales, mnémotechniques, que les orateurs de l’antiquité imaginaient pour les guider dans le développement de leurs discours ou plaidoiries. On y croise tout au long de la répartition des pièces des objets signifiants, semblables aux reliefs, aux parties d’un visage ou à ces nuées de points qu’il fallait dans nos jeux d’enfants relier dans l’ordre indiqué pour voir se réaliser dans le chaos des possibles la silhouette d’un objet, d’un personnage ou d’une saynette.
Dans le faisceau d’indices que glane Armand Dupuy et auxquels il accorde une place significative dans la constitution de son être sensible comme de ses émotions esthétiques, un bleu fait office de pas japonais. Celui des paquets de Gauloises du père, resurgi à plusieurs reprises dans un collage de Buraglio, dans un autre de Bergounioux, écho au précédent, dans un reflet du ciel comme dans une de ses propres tentatives picturales aux prises avec un bête équivoque ou dans le paysage même quand les herbes sèches et le sol rendent les paquets froissés et révèlent en un refoulé faisant retour le mensonge du père. Ainsi se dessinent les figures auxquelles s’associent les constellations. L’œil dans son mouvement rencontre des points qu’une certaine familiarité invite à considérer ensemble ou comme relevant des ponctuations, des reliefs, des angles de quelque chose qui les subsume, les ambrasse et d’une manière paradoxale les objective.
Ainsi se fait le mouvement rétrospectif de la conscience.
Écrire alors, pourrait-on dire à propos de ce livre d’Armand Dupuy, c’est lire. C’est faire parler les traces considérées comme autant de signes, autant d’images, autant de visages presque.
C’est lier aussi. Et l’ouvrage qu’il tisse est d’une rare élégance.
Le style narratif évoque celui d’un auteur comme Pierre Bergounioux dont la figure apparait au long du récit. Peut-être quelquefois pense-t-on à la pensée incisive de Bernard Noël qui sera évoqué furtivement. Mais jamais ce raffinement n’en devient abstrait ou maniériste. Une citation de Lawrence en exergue prévient de ce risque en indiquant la prééminence du corps, des sensations et intuitions sur l’idéal.
Et c’est d’ailleurs sur une saisissante séquence qui littéralement restitue à une image son volume, mais aussi sa séquence, les mouvements qui la traversent et ceux qui en dépassent le moment que s’ouvre le livre. En une sorte de brève phrase vidéo, semblable à celles que donnent les vieux films de famille, tremblante ou penchée, l’enfant à la démarche peu assurée traverse l’image et le temps portant à bout de bras ce que l’on imagine être un slip pisseux et qui pourrait être un suaire, un écho à l’imagerie de l’incarnation portée par la Véronique. Le texte, accompagnant le tâté des yeux, scrute l’image, sa matière, ses détails, en dégèle l’énoncé, en ranime l’anecdote. C’est en acte et non par l’explication théorique que l’auteur livre sous nos yeux qui le suivent avec fascination le commerce des images et du corps, la fonction de l’imagination dont Lawrence dit que c’est par elle, « par un état de conscience exalté où prédomine la perception intuitive » que se donne à travers la représentation la perception intuitive de la réalité des corps.
En remontant le temps, reparcourant l’album lacunaire de ceux qui nous ont précédé et nous constituent encore au moins comme traces ou substrat ou seulement entant que précédents et auxquels on doit, pense-t-on, d’être ce que nous sommes, Dupuy tente de mieux cerner ce qu’il doit à cet attrait compliqué, intranquille, pour la peinture. Comment peut-être était-elle là, à intervalles réguliers sur le bord ou au milieu du chemin qu’il était emmené à emprunter, sous une forme ou une autre, affectant occasionnellement cette couleur des paquets de Gauloises.
« L’heure de notre naissance, le point de la terre où nous paraissons, le premier geste, le nom, la chambre, — et toutes ces consécrations, et tous ces rites qu’on nous impose, tout cela établit une série heureuse ou fatale d’où l’avenir dépend tout entier », écrit Nerval.
« Ce que ce livre donne à voir littéralement, c’est que le pictural commence toujours bien avant les tubes et les pinceaux, qu’il n’est même pas l’apanage de la peinture, mais qualifie un effort acharné pour arriver à voir sentir, penser, écrire avec une justesse dont les critères sont dérobés à l’analyse ».
Armand DUPUY: Van Gogh, Buraglio, mon père et les autres – éditions L’atelier contemporain, 2021.
0 commentaires