bien sûr

« La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel.
Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde.
À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant qui fait défaut. »
Mallarmé

« dans la douleur très vive, à plus forte raison dans l’émotion ou l’angoisse, nulle possibilité de libération ou d’étude par l’attention ne demeure ; l’affectif m’envahit, et je vis si intensément mon rapport à l’être que je ne puis le penser. »
Ferdinand Alquié

« On naît, on essaye ceci ou cela sans savoir pourquoi, mais on continue d’essayer; on naît en même temps qu’un tas d’autres gens, tout embrouillé avec eux, comme si on s’efforçait, comme si on était obligé de faire mouvoir avec des ficelles ses bras et ses jambes, mais les même ficelles sont attachées à tous les autres bras et jambes et tous les autres essayent également et ne savent pas non plus pourquoi, si ce n’est qu’ils se prennent dans les ficelles des autres ».
William Faulkner

Bien sûr je n’aurais pas vécu le quart de ce que le séjour d’ici offre à vivre. Je n’aurais vu, entendu, apprécié, visité qu’une infime parcelle de ces champs contigus qui font pour ceux de ma sorte le monde, ses joies, ses malheurs. Alors que dire de ceux qui me sont à l’écart d’une manière ou d’une autre, discrètement ou largement ? Pas plus d’une silhouette parmi d’autres, croisée dans la foule, inaperçue. De larges angles morts. Leur monde me sera passé à côté ou hors d’atteinte. Je n’aurais pu approfondir significativement aucune des énigmes qui poinçonnent l’existence, ni ce qu’est vivre, ni ce qu’est mourir, ni ce que c’est de se tenir en un point étroit de l’espace. Ce que j’accumule de lectures, de réflexions, d’expérience entamera-t-il ne serait-ce qu’à peine la paroi de verre ? Tout m’aura échappé. Au mieux j’aurais pu travailler à en savoir un peu par la science ou par le corps de quelques sujets, quelques expériences, ou un peu plus sur un peu moins de choses encore. Des miettes que le moindre souffle éparpille, que chaque nuit disperse et que j’oublie, se révèlent anecdotiques. Grattant des ongles ou me laissant couleur dans le courant je n’aurais fait que dériver le long d’une rivière modeste dont j’ignorais la source comme le terme, bien incapable d’en changer la formule. Bien sûr, toute existence singulière récupère une silhouette anonyme lorsque l’on s’éloigne un peu de son attraction pour se laisser à considérer l’ensemble qu’une à une elles composent et ce vivre qui est tout pour soi n’est presque rien dans le vivre d’un autre, encore moins pour la vie humaine, négligeable à tout autre aune. A quoi voudrais-je prétendre ? La prudence la plus élémentaire voudrait qu’à être si peut introduit, tellement ignorant, si approximatif, si mal équipé par ailleurs, nous en restions à mâcher nos heures en silence. A contempler, mi fasciné, mi effrayés les ponctuations lumineuses qui percent la nuit, le frémissement soudain des forêts à l’approche de l’orage et quelques autre choses qui font que l’existence se passe sous un certain caractère rythmique dans le cycle lui-même des générations. Nous jugerions que pour chaque chose, jusqu’à la plus simple en apparence les causes qui la tiendraient animée ou immobile, nous la rendrait semblable à ceci ou cela, lui donneraient telle réalité dans notre monde sont, des plus patentes aux plus subtiles, proprement innombrables et indémêlables, singulières à ce que nous en percevons et y projetons. Que tout savoir relève de l’illusion ou de l’approximation, d’un bricolage. Nous abandonnerions la philosophie, la poésie, les sciences et tout ce qui sous l’étiquette d’histoire ne sont encore que des histoires pour se faire croire que le réel peut tenir dans quelques sacs de phrases, des images et des chiffres. Nous tairions ce qui n’est que des plaintes déguisées, des gestes de divertissement pour faire croire à une partie de nous même émergée. Nous courberions la nuque le gros du temps en nous précipitant dans les replis, les doublures du monde. Nous serions sans question, sans réclamation, tout à la tache de vivre, de faire notre partie, anonymement, dans la poussée mystérieuse du vivant.
Des existences ont ce sang-froid, adviennent sans angoisses existentielles et disparaissent quand une ombre les éclipse. Elles se laissent glisser chacune avec les gestes qu’elles possèdent comme ces galets plats que l’on suit sous la surface gagner le fond indiscernable d’un lac à la manière que font les feuilles mortes qui se détachent des branches. Matière dont se nourri le temps, continuellement. Mais il se faut que certains d’entre nous particulièrement s’échauffent de tout ce qu’ils ignorent, de tout ce qu’ils ne sont pas, de leur insuffisance et de leurs désirs pour faire trace de ces angoisses, ces rages, ces humeurs. Mouvements désespérés ou paniques. Certains chanterons plus fort ou plus élaboré, d’autres inventeront la mayonnaise, aligneront inlassablement des signes, s’enorgueilliront de cordes à nœuds. On dira que ce sont là des passe-temps, des activités, des témoignages, des œuvres, des énigmes. Certains jours ils considèreront leurs gesticulations mentales, leur athlétisme en ne sachant pas si ce spectacle justifierait mieux de pleurer ou de rire, ou de se cogner la tête sur quelque surface dure qui fasse sauter leur esprit hors cette pièce qui ressemble au songe d’un vieux fou. Certains autres ils croiront entrevoir une issue.

Nous suffisait-il il y a quelques millénaires de suivre le mouvement de certaines choses ou d’affronter l’immobilité de certaines autres pour goûter ce sentiment particulier d’être au monde ? Nous suffisait-il de respirer la lumière ? Quand nous a-t-il fallu retrancher à la part de vivre celle dévolue à nous en rendre compte, au travail de ces traces pour tenter l’impossible adéquation avec ces gestes au dedans au dehors dont elles devaient témoigner, de leur justesse ou, dans une autonomie étrange née d’une fascination pour la trace et ses outils, ses possibilités, les affections de leurs figures ?
Se peut-il que l’on ait sinué autrefois dans un monde différent, tout d’un bloc, évident, dévolus entièrement à vivre, sans mémoire ni projection pour que l’on en remue ainsi le rêve ?

image : une porte dans le Maris, Paris 2019.

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