BvV

« Oui, la peinture, en fait, la peinture, c’est un œil, un œil aveuglé, qui continue de voir, qui voit ce qui l’aveugle. »
Bram van Velde

« Or mise à nu égale mise en chair. »
Paul Audi

Il aura suffi, alors qu’un jour vous scrutiez à nouveau les peintures de Bram van Velde, que tombent sur vous les mots de blessure ou de plaie, celui de déchirure pour que ce vous fouilliez se fixe dans cette image et se tienne bientôt dans son influence. Il y avait bien parfois des jeux de triangulations plus ou moins gauchies, une écriture déliée butant sur les bords du format comme au billard des jeux de bandes pour occuper la surface. Parfois des esquisses calligraphiques, des glyphes désinvoltes et languissants. Mais vous les laissiez de côté pour monter un collier de perles dont le motif était de blessures multipliées par leurs variations.
D’autres auraient été possibles, des affaissements, des coulées, des plis, une certaine liquidité. On aura vu souvent la géométrie gauchie, détournée d’un V et d’un A entremêlés, ce bégaiement ou ce bafouillage dans l’allitération van Velde. Une danse volubile de formes essayant différents nouages. Le tableau se signant en abîme par la facture et par l’acronyme glissé dans sa matière même avant que reviennent en plus petit, plus visible le sceau d’un BVV. Certains encore, prompts à sexualiser les langueurs ou la frénésie du pinceau auront vu là des vulves. Et quelques fois surgies dans un raccourcit proche de Picasso ou l’aine voisine avec l’œil dans un schématisme de graffiti. Là encore, il aura suffi de le nommer que le motif multiplie et essaime.
Alors blessure, plaie, déchirure, sexe féminin (sexuer n’est-il pas séparer, couper, discriminer ?), c’est tout un. La paréidolie à toutes sortes de manières qui chaque fois rapatrient l’équivoque ou le mutique vers du familier. C’est que, notre survie en dépend, nous sommes depuis la prime enfance et depuis des temps très anciens, avant même que le langage ne s’articule, des lecteurs, avides de déchiffrer le monde.
Nous approchons par hypothèses à partir de nos possessions, en cercles concentriques. Et il semblerait que rien ne nous décontenance plus que de ne savoir nommer, rien ne nous agace et ne nous désespère davantage qu’un mot qui vient à manquer. C’est-à-dire notre nudité d’infans. Et le vertige de la confusion, de l’illisible, de l’équivoque avec lesquels jouent l’artiste et le poète, ce « lent et raisonné dérèglement de tous les sens », paniquent notre raison pratique.
Nous avons dans ces affaires comme ailleurs grand désir de comprendre et de nous faire comprendre. Et cela ne se fait pas sans un peu de commun. Des récits.
Sans doute il est des sentiers qui restent en deçà de la franche ventriloquie et qui ont l’avantage, par figures approchantes, par comparaisons, de situer un peu ce qui sans cela en resterait à un inabordable vertige. A chacun de maintenir la vigilance pour ne pas se laisser emporter par la pente d’une image, par un bon mot, par ses propres obsessions.
On sait que l’œuvre après ça n’aura pas quitté son lieu et que les récits ne parleront que d’eux-mêmes ou de nous, semblables à des mouches buttant au carreau d’une vitre, obstinément.

Mettons-donc « une plaie » ; pour voir. Et sitôt nous vient L’incrédulité de Saint Thomas, son doigt qui fourrage la chair parce qu’il n’en revient pas et voudrait plutôt croire à une mystification qu’à un miracle insensé. Cette blessure comme preuve du corps soumis à l’épreuve. Corps éprouvé et prouvé. Ce corps biologique et viscéral que l’on connaît, encapuchonné par l’apparence, réduit souvent à l’image qu’il offre à la vue, mais qui, lorsque celle-ci est fendue ou déchirée, fait retour, déplaisant, dans ses humeurs, sa vie propre. Le dégoût, le désir, le tabou. Curieux seuil sur lequel se tient la peinture qui, dans son récit, dans sa lisibilité fait image, mais à l’endroit de la plaie laisse entrevoir un passage possible de l’image au corps dans sa chair. Mise en scène qui justement guide le regard dans la distance de la visibilité vers le toucher et même le toucher pénétrant qui atteste de l’épaisseur en jeu.
On sait l’obsession qu’ont les peintres pour le visible et pour l’invisible, pour les épaisseurs qui feuillettent la réalité, pour les voiles des apparences, pour le travail scrutateur du regard, pour l’aptique. Comment certains ont lutté avec les moyens dérisoires de leur art pour dépasser l’inerte surface et donner corps à leurs œuvres. Comme chacun cherche à percer le voile de Maya, les illusions, le tissu des récits pour aborder au réel brut, sa révélation, même s’il est impossible d’échapper à sa condition, aux limitations et aux biais. En chaque artiste le fantasme du démiurge. La recherche d’une œuvre qui ne soit pas seulement un objet passif né du désir et de la technique, assujetti à un auteur, mais qui s’autonomise et, parvenue à une certaine présence, retourne un regard à celui ou celle qui reconnait que quelque chose lui a échappé et qu’un être est né pour partie de lui-même.
C’est un mythe très ancien qui a connu toutes sortes de variantes : celui d’un homme modelé dans l’argile et qui serait doté du souffle de la vie. Celui d’une image ou d’un rêve qui prendrait corps. Avant Pygmalion, avant Pinocchio ou le Golem, avant l’Adam, avant Frankenstein ou l’alchimie, une version primitive de ce mythe parlait d’un dieu modelant des figurines comme le fait un enfant dans l’innocence du jeu. Mes souvenirs sont partiels mais ce dieu en question s’en vient lui aussi à envisager que ses statuettes pourraient s’animer. Oui, cela serait bien. Et s’il s’en va chercher ce qu’il lui faut. Sur ce survient un individu malveillant, une sorte de chacal, une sorte de diable, semblable aux garnements qui font des mauvais coups lorsque vous avez le dos tourné et massacrent par jalousie ou par plaisir ce que vous avez patiemment, amoureusement assemblé. Et celui-ci, ne pouvant casser l’œuvre du dieu crache abondement sur les figurines laissées-là avant de s’éclipser. Ce que l’autre découvre s’en revenant de ses cuisines, prêt à donner la vie, avec colère. Il a beau frotter, elles sont irrémédiablement souillées. Alors il décide de les retourner sur elles-mêmes, comme on fait d’un gant. La salissure ou l’outrage s’escamotant, disparaissant à l’intérieur. Ainsi est-t-il dit, les humeurs furent enfermées dans le corps. Elles se rappellent à nous quand nous éternuons, expectorons ou vomissons.

On sait comme le travail du modelé ou de la perspective, jusqu’au langage cubiste et à la synthèse des papiers collés ont cherché en quelque sorte, comme l’écrit Artaud, à « forcener le subjectile ». Là-dessus Lucio Fontana a entamé la toile, la perçant, la fendant. Niki de St-Phalle a tiré à la carabine pour en laisser s’écouler de l’encre. Anish Kapoor a travaillé la cire ou la vaseline talochée teintée en épaisseur. Rebeyrolle, Tapies, Kiefer, Soulage ont utilisé le sable, l’enduit, la résine raclés, creusés, la mousse expansive, le tissus encollé et plissé. Morris Louis a laissé la peinture, fluide, s’écouler et Robert Morris a découpé et cloué au mur des tableaux-sculpture de feutre, comme des dépouilles (dans quelques-uns aussi de ses travaux on a vu des sexes, des vulves). Les artistes du groupe Support/surface démontant le dispositif lui-même pour travailler le châssis nu ou la toile libre. Eva Hesse a utilisé la résine et le latex, peaux translucides. Autant de manières d’éprouver la surface, d’aller voir ce que le tableau a dans le ventre. De chercher l’épaisseur, le volume, le creux, la matière, d’écorcher l’image.

Tous les peintres ont à faire avec la surface. Certains l’ignorent à la faveur de l’image, du lisse. D’autres à minima s’engagent dans un travail de texture, de touches. Cherchent du côté de l’inachevé, de l’ébauche, du geste libre ou de l’empâtement.
Je veux croire que Bram van Velde était lui aussi hanté par le surgissement, l’avènement, l’apparition de la figure. Qu’armé de quelques gestes, d’une palette, il a cultivé cet art fascinant avec les outils qu’avaient trouvé les cubistes pour sortir de la dialectique du fond et de la forme et qui embrasse toute la surface dans ce mouvement tellurique ou géomorphique. Là où graphique et pictural, trait et surface se confondent. Et qu’à cet endroit il a pu se vouer à l’aventure sensible des chevauchements et des frictions, au tremblé, aux transparences, à tout un jeu de froissements, de langueurs, de détentes et reprises très chorégraphique qui rappellent les danses de voiles. Et que c’est dans cette petite géographie affective et dans une peinture paradoxalement maigre et fluide qu’il a cherché le corps organique, le déchirement de l’enveloppe par lequel se laisse entrevoir le continent obscur du refoulé. Le mystère de la corporéité.
Peut-être retrouvait-il ce vieux mythe de l’homme souillé.
Peut-être entendait-il avec Breton que la beauté désormais devait être convulsive (ou avec Baudelaire, Rilke que l’on ne devait pas ignorer ses liens avec le bizarre ou le terrible). Peut-être, et cela est visible encore dans ses compositions les plus baroques, était-il encore marqué par un certain courant primitif du surréalisme qui avait essaimé depuis Ernst et Masson, Matta jusqu’en Amérique et avec lequel se débattaient les premiers Pollock ou Rothko. Peut-être se souvenait-il des improvisations de Kandinsky et regardait-il autour de lui Fautrier, Wols, Esteve, Messagier, l’art informel et ce que l’on appelait l’abstraction lyrique. Peut-être sa poétique avait-elle quelques affinités avec celle de Miro (mais d’un Miro nordique) dans la recherche d’une apesanteur presqu’enfantine (le tableau et la feuille étant moins le lieu d’une projection de l’espace naturaliste qu’un lieu en soi, dépourvu le ciel et de sol, de ligne d’horizon et de perspective linéaire ; un champ).
Et comme lui il avait cherché à se désencombrer à la faveur d’un « je ne sais quoi », d’un « quelque chose » d’aérien, de ténu mais indubitable. Cette ouverture de la vie à elle-même. Et cette bataille de l’artiste avec ses moyens.
Une musique visible ou visuelle.
S’y mêlaient souvenirs à moitié effacés, rêveries, intuitions plastiques, caresses et tendresses et puis mouvements d’humeur, jubilation passagère, mélancolie. Tout cela successivement guidant le pinceau, déterminant les couleurs à moins que comme cela se fait parfois, ce soit à partir d’un peu de hasard, d’arbitraire, d’un premier pas désinvolte que les choses vous entrainent à leur suite, communicant à la main la joie ou la tristesse. Moment équilibriste fait de résistances et de laisser-aller, de vigilance et d’abandon. On ne sait jamais bien comment l’artiste dialogue et parlemente avec sa création. Et même le possessif est de trop. Et sans doute faudrait-il dire comment l’artiste fait avec cette vieille gestalt ou pulsion créative qui le prend parfois inopinément et s’absente aussi certaines périodes le laissant avec l’écho sourd de cette cyclothymie, désœuvré, impuissant pour mieux le surprendre ensuite dans une sorte de bouffée délirante ou de jubilation pure. « Le roi vient quand il veut », écrit Pierre Michon.
Apelle, dit la légende, un jour qu’il se démenait sans succès à peindre l’écume à la gueule d’un cheval s’en désespéra tant qu’il lui jeta de dépit un chiffon sale. Et c’est par ce geste, par l’accident que la vie advint, expressive. Il lui avait fallu foutre en l’air le métier, malmener la surface. Ne plus chercher je ne sais quoi de beau ou de noble, d’émouvant ou de subtile. C’est souvent comme ça que ça advient, à l’extrême pointe du désespoir, de l’accablement, quand tout est fichu, quand le métier, le labeur ou l’application ne sont d’aucun secours et même entravent. Dans un mouvement, une violence qui mettent à jour la chair de la peinture. Une vérité surgie d’un saccage et fait signe, équivoque, innommable, futile, anecdotique possiblement, mais immense et magistrale.
Giacometti s’est avancé là aussi, multipliant des têtes, des silhouettes filiformes, fouillant de la point du canif, tentant de mêler l’espace, le vide et la figure avec un perpétuel sentiment d’échec. Et même Eugène Leroy qui aura ces mots : « Pour qu’une toile prenne corps, il faut qu’elle ait un corps. »
Quand Giacometti ou Leroy se confrontent moins au portrait (comme effigie ou sujet) qu’à la tête, c’est encore sonder cette dialectique entre le clos, l’opaque et ce qui perce par les yeux ou qui irradie par l’aura d’une présence, par l’impalpable et par l’affleurement de l’os sous la peau, de la boîte crânienne derrière le visage. On retrouve cela dans les fleurs, entrouvertes sur les étamines, les pistils et vouées à faner : une vanité c’est le rappel sous le récit et l’apparence, sous l’image, de la loi organique ou loi de l’organique.
On la dira plaie ou blessure, déchirement, sexe, intimité (l’Innigkeit de Hölderlin) événement, figure. Rappelant avec Pontévia que naissance de l’art signifie  » apparition de la figure « . Et que « Figure ne veut pas dire forme (eidos, morphe) ; la figure est plus proche du rythme que de la forme, si par rythme on entend skhêma, schème, configuration temporelle,  » figure découpée dans le temps  » (Pound). Lyotard dira  » figural « , pour ne pas dire « figuratif « , c’est-à-dire pour ne pas associer la figure à un contenu représentatif (comme Kant avait distingué le schème de l’image). »
Est-ce différent de ce que Deleuze nomme « fait pictural » ? Ce qui « romps avec la représentation » en conjurant le caractère « figuratif, illustratif, narratif » pour faire advenir le tableau, le dresser dans l’espace du regard. « Le tableau, écrit Paul Audi, n’a lieu que s’il produit la localité de son lieu pictural, et par ce biais, d’une Figure se dressant sur son plan. »
C’est comme saisir la vie même, dans toute sa puissance et son ingénuité même.
Ce ne sera jamais que manière de tâtonner en regardant une fascinante bizarrerie.
Oui, « au fond c’est un effort vers l’invisible ». Et le tableau, ouvrant à je ne sais quoi, nous fait voir. Alors vous êtes payé du labeur. Tout cela prend sens. Vous êtes vivant.
Il faut redevenir simple et nu, primitif, animal même.
Dans l’œuvre de BvV, quelque chose des Élégies de Rilke :
« Ce qui est en dehors, la face de la bête seule nous l’apprend ; car le tout jeune enfant déjà, nous l’inversons, le forçons à voir en arrière des formes, non l’Ouvert, qui est dans le regard des bêtes si profond. Libre de mort. »
« C’est cela que le mot destin veut dire : être en face, rien d’autre que cela, toujours en face. »
« Néanmoins, dans la bête chaude, vigilante, le souci pèse de mélancolie profonde. Car elle n’échappe pas plus que nous à ce qui nous subjugue souvent : le souvenir. »
Et me reviennent les trajets où par intermittence par la fenêtre de la voiture la végétation s’ouvrait pour laisser entrevoir par derrière la corniche la mer étale à nouveau déchiquetée et ravalée par les arbres, les talus. La sensation que ça faisait ce morceau d’espace impénétrable et serein, pareil à une promesse. Percées, déchirures, échancrures, dévoilements, entrebâillements, coulisse des plans, découpes, perforations, écartements, chorégraphie comme tribale fouillant dans les enchevêtrements du visible l’issue révélatrice ou l’orgasme.

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