Caro et moi

J’y avais déjà regardé et je connaissais un peu et j’appréciais sans que ça retienne particulièrement mon attention, sans que ça devienne un objet privilégié de questionnements. Comme on a tendance à apprécier un paysage par la sensation générale, négligeant les détails : c’était dans le champ de mes intérêts. Je ne sais pas bien m’expliquer ce regain d’attention subit pour les sculptures de Caro. « Quelque chose arrive dans une région du moi où je ne suis pas », comme écrit Valery. Il avait fallu que moi-même je fasse un certain trajet, circonscrive un champ pour qu’à nouveau elles se posent devant moi avec un intérêt nouveau, me deviennent utiles d’une certaine manière. Je m’intéressais depuis long à l’architecture et à travers elle aux jeux de plans, de volumes, de ruptures, de rythmes. J’avais déjà peint des sculptures, un Miro dans le parc de la fondation Gianada, un Calder dans les jardins de la fondation Maeght. Et pour le jeu des volumes dans le paysage, je venais de redécouvrir Moore. J’ai rouvert un catalogue acheté il y a longtemps et, cadrant dans les volumes, je trouvais des formulations de ce dont je tâtais intuitivement et mentalement les volumes. Un peu comme Giacometti sortant du cinéma et redécouvrant le monde dans sa familière et inquiétante étrangeté. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Monde comme visible à nouveau ou visible enfin, dans un regard neuf, comme rafraichi, la mémoire effacée. On sait que l’habitude émousse, l’identification est aussi un classement, c’est à dire une mise à l’écart hors de l’expérience, une manière de rendre la chose entendue et donc une manière, aussi, de l’occulter. A la faveur de je ne sais quelle mise à jour, on oublie ce que l’on sait, on reprend, les choses sont là dans leur pouvoir d’émerveillement ; ou nous retrouvons notre capacité d’émerveillement vis à vis d’elles.
On m’aurait demandé : oui, je connaissais Caro, je pouvais me figurer mentalement à quelle esthétique, à quel champ de la sculpture son nom renvoyait. J’avais un principe constructif en tête : des pièces de métal, comme de récupération, assemblées dans un ordonnancement d’allure un peu désinvolte, parfois aérien et presque minimal, parfois plus massif, comme un amoncellement, un agrégat. Peintes souvent, parfois polychromes. Une figure qui désignait la sculpture anglaise des années 70 et une façon plutôt naïve ou populaire dans le fait de s’en remettre à la forme et une forme qui ne semblait guidée ou nécessitée que par le hasard du matériel à disposition, le plaisir à accumuler, équilibrer, rassembler de l’hétérogène, de l’épars en une figure abstraite, un équilibre auquel la couleur venait donner une unité. Somme toute, pour un jeune étudiant en art dans les années 2000, cela relevait-il d’une époque, d’une esthétique datée, de l’histoire de l’art. Et la perception que j’en avais, que nous en avions n’était pas dissociée des catalogues noir et blancs à l’esthétique désuète, des barbus en chemises à carreaux ou vestes pied-de-poule qui tenaient la pose devant des assemblages approximatifs et pauvres fournissant à la caricature un archétype de la figure de l’art contemporain. Pas indépendantes non plus de cette multitude d’artistes qui avec un talent moindre et un peu de retard perpétuaient cette manière ou pour mieux dire, ce qui chez eux était devenu une manière.
Et à dire vrai, ce qui me retenait maintenant chez Caro, c’était peut-être ce de quoi elles étaient au bord. Leurs risques. Qu’elles soient proches de n’être que des chutes de taule, de cornières, d’IPN et autres abatis industriels agglomérées dans des abstractions à bas frais. Quelque chose d’un peu ringard, d’un peu bête au fond et vis à vis de quoi le jugement de goût n’est pas bien sûr. L’intérêt pour ce trouble, cette ambiguïté, cette présence bête mais agissante n’a pas été prémédité, il ne s’agissait pas d’un projet méthodique d’exploration. C’était là sans que je le voie vraiment, sans que ça me concerne et puis ça a changé. On tâtonne, on tente de prévoir, d’anticiper, mais on ne voit pas venir. C’est en cela d’ailleurs qu’à lieu l’événement et que l’on fait l’expérience de la chose. C’est parce que cela nous surprend. Une histoire de ligne Maginot et d’Ardennes. Et donc je me suis laissé surprendre par ce qui excédait la perception que je pouvais avoir du travail de Caro et m’a percuté de biais. Une ambiguïté, une façon d’être, une justesse, un engagement.
Il n’y a rien de plus que des morceaux, parfois un assemblage très simple, un accident de lignes et on pourrait dire pareil de nombreux travaux que j’apprécie, celui de Tuazon, de Cabrita Reis, d’autres. C’est à dire que le matériau, le matériel même reste apparent, peu transformé, seulement mis en relation. On sait le jugement courant : ça ne veut rien dire. « Ça ne veut rien dire » renvoie à l’absence de signification perçue, à l’incapacité dans laquelle l’on se trouve parfois de se saisir d’une oeuvre en la soumettant à une lecture, une idée, un discours. Mais ça renvoie aussi à une forme de mutisme. Un mutisme revendiqué un peu à la manière du Bartelby de Melville. A quelque chose qui ne serait pas déporté dans son intention comme une pensée de quelque chose, c’est à dire soumise, au service de ce qu’elle pense, mais se placerait volontairement hors de la sphère langagière pour énoncer d’abord sa présence, son être-là. Car, que l’on parvienne à s’en saisir ou non, il y a cette chose là, irréductiblement. Et cette manifestation intervient dans le monde, excite la pensée, la trouble, l’intranquilise. Ça parle, ça appelle et c’est inaccessible, résolument distant. Ça met quelque chose en faillite. Ça dénonce quelque chose, ça déstabilise. Est-ce que ce n’est pas ce que j’avais perçu déjà dans la confrontation dans l’espace du regard qui fait le paysage du bâti en ses géométries, ses lignes et des équipements, des arbres, des haies ? Tout un agencement, un arrangement de formes, de textures.

Image : Caro, in the forest, 2012.

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