Chorégraphie des dérives

« C’est ainsi que, bien décidé à me taire sur ma vie, je l’ai quand même confessée à l’aide de tout ce que je peignis. »
Jean Hélion

« Je me souviens d’avoir plaisir à noter sur le mur jauni toute la constellation des trous de punaises récemment arrachées. On peut chanter sur n’importe quoi, sur la chose et sur la trace. »
Jean Hélion

On dira pour commencer que la plupart sans doute de nos mouvements sont inconscients. Que l’on est « emmené vers » ou « emmené à » sans que l’on ait à soi-même à le justifier. Et que cela n’est pourtant jamais sans raison, que celle-ci – ou celles-ci – soient futiles, minuscules, ou haubanées, orientées solidement par un projet, une éthique, une stratégie. Hésitantes ou impérieuses.
Au fond, on pourrait vivre sans se retourner, sans s’expliquer, mu tantôt par raison, tantôt par désir, caprice, hasard, sollicitations, appels selon des modalités voisines de la somnolence ou de la distraction. Exactement comme on agit entre deux prises de décisions, emporté par un mouvement, une chaine causale plus ou moins complexe, l’économie des automatismes et des réflexes, la pente de l’intuition. Peut-être plus près encore du délié des rêves.
C’est un des grands plaisirs de l’existence que cherchent les sports dits « de glisse ». Cette force d’entrainement, d’élan qui emporte le geste dans une chorégraphie fluide. Ces moments où ce n’est pas l’accroche qui déplace, comme l’élaboration conceptuelle, réfléchie accroche pour véhiculer la pensée, mais une sorte de sustentation, de flottement, de souplesse, de courbure qui font que ça glisse. Et l’incise graphique d’une prise de care. Quand le geste suit et épouse les vallonnements, les reliefs du paysage, se module, dessine à même le vent à la manière du plané des goélands. Il suffit d’une impulsion quand dans son dos monte et grossit la vague, d’un positionnement, d’une posture, d’une manière d’épouser cette physique pour se retrouver emporté, aspiré, transporté dans les deux sens du terme. Et c’est en dansant encore, en planant presque, que l’on suivra la veine, que l’on prendra la vague pour dériver avec elle le long de son déroulé en jouant des possibles, improvisant des séquences de courbes amples et souples ou nerveuses et brisées. La poésie, la musique engendrent les mêmes transports physiques, la même félicité, la même délectation. La conversation parfois. Il est possible que l’œil aussi, sinuant à travers le paysage visuel d’une œuvre plastique s’émeuve semblablement. Jouissance physique et intellectuelle mêlées dans l’expérience qui fait éprouver son corps dans ses capacités, ses ressources quand un événement, un terrain le sollicitent. Qui fait éprouver la géométrie les reliefs du monde quand les sens les révèlent au tâté et presque sous la caresse. Quand bien même on resterait debout face à un mur, les bras ballants ou croisés sur le buste, résolument planté avec l’œil frémissant seulement et toute cette mécanique invisible à laquelle il participe et qui se cache derrière le mot de regard. Quand bien même le corps ne serait que cette image qu’on sollicite en rêve, parcouru de marées internes qui ne font que frissonner discrètement à la surface de l’enveloppe. « Il y a dans la surface du tableau, note Bernard Noël, une épaisseur excitante, qui agit massivement sur tous les sens du spectateur et qui les unifie dans son mouvement. » Et ce qui au fond s’entend assez volontiers dans les œuvres de l’abstraction lyrique où ce mouvement est déployé dans sa phrase à travers l’espace visible, se donne pour évident dans la peinture gestuelle qui porte la trace du corps qui en a été le vecteur ou le sismographe, se retrouve encore au sein de l’expression figurative, tant dans sa composante visuelle ou concrète, matérielle, que dans le canevas de sa narration. Tant dans les conversations qui se font entre les couleurs, les masses, les lumières, les formes que dans l’agencement des plans, des figures, les connivences de l’implicite et des renvois. « L’art pense », jette Deleuze. Et sa matérialité nous introduit à l’immédiate intimité toute physique, sensuelle si l’on veut, de cette pensée. L’art jouit aussi de ses propres possibilités, de son extase expressive. De l’entraînement qu’il provoque ou qu’il relance.

« [On est] dans une sorte de discontinuité préalable dont on ne peut jamais venir à bout et pour laquelle on ne rencontre ni sol fondamental, ni point de départ, ni cause déterminante. Dans ce nuage d’événements, on peut se déplacer » écrit Michel Foucault. Cette possibilité de mouvement, on dira qu’elle est un jeu. L’art pense et jouit du jeu.
Peu de gens sauraient dire comment ils en sont arrivés à mener les vies qu’ils mènent, pourquoi ils sont tombés amoureux de telle ou telle personne, pourquoi ils apprécient tel ou tel paysage, compagnonnage, musique ou film. Cela ne discrédite pas les nécessités, n’altère pas l’élan, le plaisir. Des journées se font comme ça à l’atelier quand travailler n’est que s’abandonner à une pente naturelle ou des nécessités qu’on ignore en somnambule, en rêveur éveillé. Quand les mains s’agitent d’un mouvement propre, délaissant la pesante et embarrassée industrie des réflexions, intelligence et élaborations volontaires pour adopter la façon qu’ont les papillons de butiner selon un trajet aléatoire compliqué qui déjoue nos désirs de ligne et de lisibilité. Un trajet fait de suscitations, de sentiments et de caprices, de divagations, de capillarités, d’inclinaisons.
Dessiner, peindre est parfois comme danser sur de la musique. On va alors dans la confiance de ce qui vient, de l’instant et de la proximité, tout occupé à quelque chose de très local en somme et de très immédiat, brodant, tricotant, ignorant les perspectives, les développements ultérieurs. Confiant peut-être dans le fait qu’un geste se déploie naturellement, que la patience et la logique constructive du proche en proche ou du peu à peu valent l’embardée et la planification. Préférant au programme une disponibilité sensible ouverte aux bifurcations, aux buissonnements, à l’aléa. Funambules accueillant le déséquilibre comme générateur d’hypothèses chorégraphiques. Bernard Noël touche à une mécanique semblable observant les dessins d’André Masson, qui lui fait dire que « l’œil est le sexe de la tête ». Peut-être tout jeu est une modalité de l’érotisme. Sans doute, « il y a des signes dans l’air, puis le corps oublie l’appel du sens dans son emportement ». Ce n’est qu’ensuite, rétrospectivement que pour s’en expliquer, par curiosité, on tentera de déplier la chose, d’observer ou analyser ce qui était à l’œuvre, pris en charge par l’embarcation rapide de l’intuition, par l’entrainement d’un mouvement semblable à cette succession de déséquilibres rattrapés qui fait la marche. Il semblera alors que ce que l’on appelle ainsi intuition est une mémoire obscure, une attention continue, comme une ligne de vie, qui double l’expérience brouillonne de surface. Une forme de tuteur invisible, en retrait, qui guide les gestes, optimise les calculs statistiques pour réengager le corps constamment en contrôlant le cap. Un second corps, invisible, impalpable qui appuie doucement sur la trame de l’espace comme on creuse un sillon pour guider l’eau dans sa forme. Mais aussi une confiance. Celle, naïve, de l’enfant qui découvre les possibilités de son corps, de sa volonté, de ses expressions ; s’en fait le spectateur volubile. De l’amoureux de la liberté. Confiance dégagée de tout a priori et qui considère comme une « la main insensée et la main habile, sensible, intelligente », comme l’écrit encore Bernard Noël, et mise alors « sur le hasard tout ce qu’il mettait sur la maîtrise ».

Image : Fernand Deligny, journal de Janmari, janvier 1974.

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