Décider, dessiller, désigner, dire


« Il ne faut jamais avoir une idée, une pensée, un mot à sa portée lorsqu’on a besoin d’une sensation. »
« La sensation est à la base de tout, pour un peintre. »

Cézanne

« Passage au pied du fort par une brèche, un vieil éboulement dans la muraille secondaire. Aucun arbre. De grandes agaves. Leurs feuilles grises de poussière sont scarifiées de mots d’amour, de prénoms, de verges et de vulves schématiques. (L’agave est comme un registre d’hôtel auquel un stylo est arraché : il faut lui prendre une épine, en la tournicotant jusqu’à ce qu’elle se casse ; on s’en sert de stylet pour écrire dans le gras de la feuille, en déchirant la peau, les chairs humides qui sont dessous.) »
David Bosc

Ce sont des autres que la question vous vient. Il n’est pas besoin de savoir s’expliquer pourquoi précisément on fait telle ou telle chose pour qu’il vous soit nécessaire de la faire. Quelle est la part de décision quand, 2006 ou 2007, après avoir sinué presque exclusivement entre les barres et les tours de la ville nouvelle ou de la proche banlieue je tire vers moi cette photographie prise quelques mois plus tôt pour peintre grand format le portrait d’une agave ? Je me souviens, c’était sur les corniches du Mont Faron auquel s’adosse le port de Toulon avec villas et immeubles résidentiels et moi je dérivais là-dedans à photographier sans trop réfléchir les balcons, les façades, les murets à travers les haies, les clôtures. Ivresse de la dérive quand toute la ville vaque à ses occupations et que soi on est comme à marcher à l’intérieur d’un rêve. J’avais tourné autour de cet immeuble ordinaire cherchant une vue, piétinant les herbes sèches. Je me souviens l’étendage pour le linge rouillé planté là dans la pente et les agaves couchées au pied. J’avais essayé le bas du mur avec quelques feuilles et puis l’agave seule. Une suite d’images enregistre ce travail du regard. Je suis dans le petit atelier de la rue Réaumur, vers les Arts et métiers. Quelque chose comme 5 ou 6m2 sous les toits, petite lucarne sous un pan où l’on tient à peine debout en frottant la tête. Quelqu’un qui se dit intéressé par mon travail me propose – je ne sais plus bien – un projet d’expositions avec possibilité d’achats et me suggère des travaux sur papier, plus abordables pour commencer. Juste sorti de l’école c’est l’année débrouille à tâtonner de plans en combines. Moi j’ai agrafé des morceaux découpés dans un rouleau. 1m10 par 1m50. Avec l’irruption de paysages du sud c’est la première fois que je laisse toute sa place au végétal. Élégance mélancolique. Je me souviens des mots de Mallarmé, c’est l’année où les cours de Jean-François Chevrier aux Beaux-Arts sont focalisés sur « l’action restreinte » : « la danseuse n’est pas une femme et elle ne danse pas ». Je ne saurais pas dire en terme chorégraphique ces mouvements de danse au sol où les tutus font comme des nymphéas émergeant sur la scène. La plante pareille qui se couche et se courbe de tous ses bras et le pathétique d’une fierté douloureuse. Est-ce que c’est un geste du pinceau déjà ? Une calligraphie ? Delacroix disait de la nature qu’elle était un dictionnaire. Pour sûr un incroyable répertoire de forme et de motifs susceptibles de suggérer des gestes. Le gars et son projet j’en n’entendrais plus parler, disparu. Mais me restera ces semaines de travail et les papiers que je roule dans un coin de l’atelier. Après il y aura d’autres occurrences des plantes, yucca, agaves, pins, silhouette d’un palmier qui perce dans une perspective derrière une barre d’immeuble trahissant la latitude. Vrai que je me laisse fasciner par ces feuilles effilées qui pointent tout autour du nœud à la conquête de l’espace qu’on pourrait croire qu’elles désignent depuis le sol des constellations dans le ciel. Par le mélange de confusion baroque et de mathématique qu’elles partagent avec les coquilles sur lesquelles médita Valéry. Je regardais à l’époque les immeubles sous l’influence du Corbusier comme « des volumes pris dans la lumière » avec dans l’idéal ses trois principes directeurs : air, espace, lumière. Les plantes s’arrangent avec les structurent du bâti se sculptent en tâtant l’air à la conquête de l’espace et de la lumière, il n’y a pas plus bel élan, alliant l’invention de la forme à la nécessité. A ça avec une invention dingue, des types, des singularités jamais gratuites, très musicales. Postures, attitudes, pamoisons, pathétique, élégance, fierté, gestes délicats presque fragiles du bout des feuilles et modules de ces figuiers de barbarie aux raquettes emboitées pour déployer de proche en proche tout un réseau, un maillage de rondeurs intouchables. A croire que les aiguilles c’est pour nous tenir à la juste distance et susciter l’image comme on fait des portraits en pied.
Moi j’insiste. Au début ça plait pas tellement mes pinèdes et les plantes seules encore moins. La plupart je les garde pour moi. N’empêche que c’est à force de regarder qu’on finit par voir. Et au début je ne sais pas plus qu’un autre ce que le peintre voit. Tout le travail c’est, comme le dit Klee, moins de reproduire le visible que de « rendre visible ». C’est comme ces immeubles quand j’ai fini par me rapprocher pour ne garder qu’un angle de mur, l’accroche d’un poteau, la cheminée du toit de la Cité radieuse. Les plantes c’était une même façon de laisser le contexte pour abstraire en prélevant des sculptures. Ces jeux de rapports du début qui justifiaient que je m’aventure au bord des villes, végétation vague et dessin des architectures, buissonnements et aplat géométrique des façades, rythme des fenêtres je pouvais bien le retrouver dans un regard serré sur un bouquet de feuilles entrelaçant des lignes et courbant des surfaces en modulant les lumières. J’allais juste à la source pour boire avec les yeux.
Il y a ce mot de Baudelaire : « l’univers sans l’homme ». C’est un reproche chez lui aux réalistes. L’imagination est la reine des facultés et Delacroix l’emporte sur Courbet. Moi j’ai tôt évacué l’homme, la narration, vidé la scène. Il est avec moi celui qui regarde, contemple et considère. Le sujet s’il y en a un. L’espace, l’étendue. Le regard lui-même. Le temps. Avec ça la mémoire. Qu’est-ce qui nous fait regarder quelque chose et nous y arrêter ? Des souvenirs, des réminiscences, des liens, des échos divers, des consonances. Peut-être de plus en plus je fatigue du tumulte, de nos élans narcissiques, je vais vers le monde muet, m’assois au milieu des lentisques, des genêts, laisse mon regard courir sur les biceps des figuiers. Et la « brosserie touffue de poils verts » des grands pins, c’est avec le pinceau, comme Ponge, répétant l’exercice, que j’essaie de la dire. C’est certainement pas grand-chose et très naïf de suggérer qu’on puisse considérer les choses autrement qu’on le fait. Est-ce que c’est pas revenir sur les pas des Impressionnistes que de peindre comme je le fais des bords de mer et des arbres ? Qui pour croire que ça a la moindre valeur politique – poétique ? Moi je regarde aux belles lumières comme à un soleil qui se couche, je retourne arpenter les sentiers et bien sûr j’entends les canons de la guerre. Mais que voulez-vous, « Quelque part, dans le monde, au pied d’un talus, Un déserteur parlemente avec des sentinelles qui ne comprennent pas son langage. » (Desnos)

Image : Agave, huile sur papier, 2006. Photo : Assaf Gruber.

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