D’un Atlas l’autre


« Le monde est la totalité des faits. »

Wittgenstein.

« Ma parole ! pensa Alice, j’ai souvent vu un chat sans un sourire, mais jamais un sourire sans chat !… C’est la chose la plus curieuse que j’aie jamais vue de ma vie ! »
Lewis Carroll

On n’en revient pas. C’est dire que ces morceaux de réalité, quand on les considère, vous attirent à eux quelque part dans leurs rêves. On tutoie quelque chose que l’on identifie mal, et qu’on ne saura ensuite complètement oublier.
De quoi s’agit-il ? Comme de l’invraisemblable profusion du vivant, de l’infinité des formes possibles, de celles qui nous entourent et constituent notre monde, de l’effet, quand on y prend garde, qu’elles ont sur nous. De ces présences qui peuplent le monde, en constituent le fourmillement et la géographie. On est pour toujours alors cet enfant qui tend la main pour accompagner son désir, son incrédulité, et qui nomme le dégagement d’un objet dans le palpé du regard. ça, là.
C’est une histoire d’image. Et une histoire d’objet. De la saisie d’un objet par l’image. Mais aussi de la découverte de l’image comme mode particulier de saisie et de transfiguration. D’un mouvement : la conscience de soi, le vertige, l’indénombrable à diverses profondeurs comme à portée de main. Quelque chose comme l’indicible évidence du réel. La fabrique avec ça d’un monde que l’ont dira réalité; formalisation cohérente depuis les contacts discrets du réel.
Et pour cela, il faudra inventer un geste technique qui puisse en témoigner. Il y aura le corps qui s’anime, des choses comme des phrases qui volutent et se heurtent, des mots.
Sa propre main appuyée sur une paroi après l’avoir chargée de terre. L’empreinte. Et puis le relevé manuel de la silhouette que dessine une ombre sur un mur. Diverses techniques, chambre claire, chambre obscure, avant l’héliographie et la photographie moderne. La tentative chaque fois d’attraper l’instant tremblé par ce qui le trouble. « Tout l’acte artistique consiste à clouer un instant sans le tuer. » dit le peintre Philip Guston. Alors oui, cette présence hystérisée par notre propre fascination à l’intérieur de l’espace du regard.

On reprendra ce geste incrédule de l’enfant qui se pose devant une figure nouvelle et tente de la lire, de l’apprivoiser pour la ranger en soi, composer son bagage, pour se frayer un passage dans le mystère. On amènera la machine, braquera son œil sur l’objet. On sera à recenser tout ce que l’on peut découper ou presque dans la continuité du monde. Le soleil qui brille dans le ciel. Ses propres pieds qui foulent le gravier de l’allée. La branche échappée d’un arbuste. L’oncle qui dort sur le transat après le repas. Les dents de la fourchette sur le bord de l’assiette. Tout cela existait sans exister. Comme sur un plan différent. Dans ce lointain enveloppé par le vertige. Il fallait le dire. Chaque photographie l’exhausse. Elle le dépose là sous son regard, dans les mains, lointain et tremblement compris. Et ce faisant, elle le rêve encore.
Et après de discriminer, classer, caractériser.
C’est, dit-on, une de nos pulsions primaires. Comme il est des chaises, des chiens, des arbres dans d’infinies formes, d’infinies situations qui disent chaque fois un visage possible de la chaise, du chien ou de l’arbre. Ce sera naturellement impossible tant chaque objet se caractérise de mille façons, appartient à de multiples familles. Il y aura des aspects évidents, d’autres anecdotiques et qui l’emporteront pourtant à la faveur d’un récit. Perec aura dit la difficulté de ranger sa bibliothèque. Enfant on a classé et reclassé longuement des collections de cartes, de coquillages, de timbres. Il semblait qu’on ne les avait constituées que pour cela : les faire jouer indéfiniment, vérifier et maintenir la plasticité des perspectives, les circulations, les issues. Saisir sans tuer.
Ainsi naissent les collections, les catalogues de quincaillerie, de mode et accessoires. Alliance d’un besoin scientifique et d’une pulsion d’accumulation. Excitant pour l’imagination.
Nous y cédons tous d’une manière ou d’une autre, discrète ou tapageuse. Qui Don Juan, qui massant dans une vitrine des figurines de chat, des capsules de bière, des porte-clefs promotionnels, des éditions du Petit Prince, des gravures du XVIIe siècle, des souvenirs ou des projets. Les atlas collectionnent les cartes, les profils des continents, des pays, des toponymes. Les planches anatomiques, les herbiers, une forme d’exotisme biologique. Les livres d’histoire compilent des dates, des événements comme les agendas ou les calendriers les remuements des jours. Comme s’il n’y avait d’autre alternative à la prise en note du réel que la ligne narrative ou la grille du relevé et du classement. On a inventé une pièce pour cela qu’on nomma cabinet de curiosité où se rangeait un échantillonnage des choses les plus étonnantes que dispersait d’ordinaire le monde. Puis on a fait des musées pour aligner les tessons et les vases, les os, les objets dont on perdait l’usage. Constitué des fonds.
La chose n’a pas échappé à l’art. (A moins que ce ne soit l’inverse.) Son histoire n’en finit pas de compter les inventaires, les listes, les obsessions, les variations et les séries. Certains peintres collectionneront les façons de faire jouer un bleu, de disposer des corps en conservation. Monet des jeux d’eau et de lumière. August Sander réalise la fameuse série de portraits des hommes du XXe siècle. Bernd et Hilla Becher, inventorient dans une esthétique objective des châteaux d’eau, silos, hauts fourneaux, chevalements de mines… Jimmie Durham photographie au cours de ses voyages toutes les occurrences du mot Europe. Des artistes comme Charles Ray, Julia Weist, Bas Jan Ader (sur un mode ironique), photographient l’intégralité de leurs tenues. Roman Opalka tient le décompte des instants, se fait témoin de son propre vieillissement. Édouard Levé tire le portrait d’homonymes renvoyant à l’histoire de l’art. Marcel Duchamp prend note de diverses manières de contact d’un fil d’un mètre lâché au sol dans ses Stoppages étalons en une mesure ironique du hasard… De ces inventaires aussi on pourrait faire l’inventaire.
Chacun vaut pour la singularité de l’objet sur lequel il jette son dévolu. Mais aussi par son ampleur, son ambition. Ou encore par les figures chorégraphiques qui se font à la faveur des contraintes que les artistes s’imposent à la manière de « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir », pour le dire comme les fondateurs de l’oulipo.

L’Atlas des formes d’Eric Tabuchi apparu dans le paysage artistique comme l’héritier des Becher, de certaines séries de Depardon, des missions photographiques de la DATAR, des Archives de la planète d’Albert Kahn, des livres d’Ed Rusha, commeEvery building on Sunset Strip 1966, le fameux Twentysix Gasoline Stations (Twentysix moden lorraine churches ou Twenty six abandonned Gasoline Stations en constituent un hommage) ou de John Margolies documentant les structures commerciales vernaculaires le long des routes américaines. Des 36 vues du Mont Fuji d’Hokusai ou des Cent vues d’Edo d’Hiroshige. Des planches d’Haeckel. Du CCCP de Frédéric Chaubin. (…)
Il en a la nature parfois mélancolique qui tient de la mélopée et du road movie, de l’hypnotique et infini mouvement de variations qui module une continuité.
Des mots clefs permettaient d’en parcourir en ligne le système. Perspective possible de lecture du monde urbain, de l’architecture.

Le rationalisme y rejoignait cette fantaisie dont la famille compte la carte de Borges ou ces atlas des montages et des fleuves inventant par la combinaison de l’illustration et de la logique comptable des paysages absurdes alignant les fleuves (Le monde sur une feuille).
Jean-Christophe Bailly parle pour l’amoureux des cartes d’une figuration infinie, « une sorte de devenir-monde (qui) s’engage sous la ponctualité de chaque vue » sous l’index du lecteur qui suit le cours d’une rivière ou franchit des montagnes, parcourant en quelques centimètres d’énormes distances et « voit s’ouvrir devant lui le vertige d’un monde certes immense et inconnu mais tout entier rassemblé, tout entier visible, lisible. »

L’Atlas des formes, combine à la manière d’une chimère l’idée d’un programme visant sa réalisation dans un recensement intégral tout en entrevoyant sa mise en déroute par l’infinie modification du réel, l’étendue à traiter. Il se pouvait qu’un bâtiment naisse dans votre dos sur votre passage, qu’un autre disparaisse donnant au témoignage que vous aviez fait de lui une valeur plus mémorielle que celle d’un constat ou d’un portrait diffracté.
Le projet tient en quelque sorte à sa simultané possibilité théorique et impossibilité matérielle. Combinant un élan romantique, une démarche rationnelle et une forme de malice qui permet d’intégrer la vanité ou le jeu faisant avant tout et des formes et de leur recensement un matériau.

Si à ce jeu infini la réalité pourvoie, les révolutions de l’image, de l’argentique au numérique et de l’indiciel à l’artificiel devaient entrainer l’auteur à s’aventurer sur les sentiers ouverts par l’IA et cette façon démocratisée d’inventer des images.
Car la photographie touchait déjà à cela dans son essence. Même documentaire, une photographie n’est jamais strictement objective. En deux mots, on prend une photo et on fait une photo, simultanément, toujours.
Une œuvre peut se faire, à l’instar du fameux Atlas mnemosyne d’Abi Warbourg par le rapprochement d’images existantes. Atlas of forms dans sa version numérique faisait de chaque opérateur un lecteur de cet ensemble de données comme chacun est l’auteur de sa propre bibliothèque dans le choix des livres qu’il y fait figurer et dans leur agencement. Le glissement est à la fois évident, logique et décisif. Eric Tabuchi, utilisant un générateur d’image comme Midjourney confie à l’algorithme la combinaison que font parfois les souvenirs, combinant et fondent en une seule image plusieurs moments distincts. Il s’intéresse à ces cases que Mendeleïev réservait dans son tableau périodique pour les éléments dont il anticipait la découverte.
Hector Obalk synthétise de manière schématique lapidaire l’histoire de la peinture : « un peintre peint une pomme sur une toile. S’il supprime la pomme de sa toile, il fait de la peinture abstraite. S’il supprime la toile et pas la pomme, il fait de l’art conceptuel. »
Il est des photos sans sujet identifiable, des photographies sans appareil exploitant le caractère sensible du papier photographique. L’IA permet la création d’images sans appareil ni papier ni même sujet à poser devant soi, exploitant la masse des images accessibles sur Internet démultipliée par leurs combinaisons.
Et voici The Third Atlas. Des images qui ont la familière étrangeté des photographies de Thomas Demand et Gregory Crewdson ou Philip-Lorca di Corcia, générée par l’IA. Tabuchi y joue avec le motif et ses variations, rappelant le protocole de Giorgio Morandi lequel disposait un nombre réduit d’objets – de formes – pour peindre leurs multiples combinaisons. Ici et là quelques détails, défauts, effets de textures trahissent le caractère artificiel des scènes qui se succèdent, c’est peut-être la matière qu’ont les choses de l’autre côté du miroir. Après le plaisir de rencontrer, de témoigner, de recenser les formes, le plaisir d’inventer des folies, des arrangements gratuits.
Ce troisième atlas, ce sont des actions étranges dans des lieux étranges qui sont comme des îles dérivées d’on ne sait quel continent. Des ruines issues de civilisations inconnues, métissées de modernité et de quelque chose de tribal. On pense à ces communautés alternatives isolées dans le désert, à ces villages fantômes, décors temporaires de rave party. A un rêve sous acide. L’architecture rejoint la sculpture. Chaque cabine, chaque tente, chaque cabane, chaque enseigne, échafaudage, ruine industrielle, arrêt de bus ou silo semble jouer la danse nuptiale du paon ou de l’araignée pan. On y retrouve les mondes sophistiqués de Matthew Barney, de Mariko Mori, de la sculpture, des installations, des mises en scène, comme extraites de performances. Aventures décomplexées et jouissives inquiétées par un étrange vertige.
« Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? »
On se demandait à quoi ressemblerait le monde d’après. Peut-être qu’il tiendrait un peu du monde d’avant, halluciné, mêlé de souvenirs vagues rebâti sur ses ruines. Peut-être.

Image : Eric Tabuchi, The Third Atlas, Poursuite éditions.

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