Être là, Stephan Balkenhol.

« Certes le temps s’écoule, mais pourtant jamais rien n’arrive. Tout est là.Tout l’avenir, aussi bien, — dans le moindre fragment d’espace. Tout y est lisible, pour qui veut bien, pour qui sait bien l’y voir.
Pourtant, chez quelques-uns seulement parmi les plus grands artistes, un pas de plus est fait.
L’indifférence est atteinte. Par un certain adoucissement, ou gommage de la hiérarchisation, il est redit, une seconde fois, que tout est simple; que si le fatal va de soi, l’inconscience aussi du fatal est fatale; que la tranquillité est de droit. »
Francis Ponge

On sait la phrase de Breton à Giacometti lorsque ce dernier, délaissant les explorations qui avaient fait de lui un contributeur singulier au grand œuvre du surréalisme, entreprit de se confronter à ce que depuis les bustes antiques, les bois peints de Grèce ou du Fayoum, on peut bien appeler l’exercice du portrait.
La liberté, non comme un simple refus des formes et des attentions du passé, exigeait de pouvoir aller selon son sentiment, son désir, à travers le temps, quitte à négliger ce que certains élans appelaient modernité et même avant-garde. En quelque sorte, à passer outre. Et les galeries des musées conservant les succès des siècles passés n’empêchaient pas que l’on aille, pour soi-même d’abord — et peu importe que ce soit une folie —, à nouveau s’asseoir devant un de ses contemporain et en scruter les traits, en palper le volume, fasciné, incrédule ou désespéré : non, à le considérer vraiment, hors de tout à priori, il ne savait pas, Giacometti, ce que c’était qu’une tête. Que d’autres l’ait su peut-être d’ailleurs ne le secourait en rien. Ou aient cru le savoir. Il avait le sentiment, qu’à y revenir, dans les termes, si on veut, les plus conventionnels qu’il soit, il n’était pas à ressasser la même sempiternelle forme vide, la même leçon. Il ne retournait pas en arrière pour se tasser dans les coussins de conventions bourgeoises, d’appréhensions convenues ou rassurantes. Cela n’avait rien d’un retrait ou d’un abandon. Au contraire. Et peu importe au fond de passer pour un homme d’hier ou d’aujourd’hui, un moderne ou cet intempestif qui traverse en songe chaque génération, travaillant à ce perpétuel indicible. On attrape si peu de toute façon d’une brassée d’homme. C’est à peine si on effleure, au terme d’une travail harassant, le petit bout de quelque chose.
D’autres avant lui, après lui, ne se seront pas effrayés de retrouver la figure ou même un certain réalisme, qu’ils n’opposèrent pas à des recherches plus iconoclastes.
Ils ne cherchaient pas nécessairement à représenter le plus fidèlement ce qui passait par leurs yeux, mais ils cherchaient à travers ce réalisme, ou s’en accommodant, n’y voyant plus une trahison ou une déchéance.

L’œuvre de Stephan Balkenhol, à la fin du XXe siècle se situe dans ce que certains appellent le post modernisme, ou un nouveau paradigme de l’art pour lesquels rupture ou radicalisme, caractère expérimental, n’ont plus rien de nécessaire. Il peut bien se saisir de ciseaux et d’un maillet pour tirer d’un tronc d’arbre une silhouette en pied qu’il peindra ensuite comme on faisait un siècle avant lui des Christs ou des Vierges polychromes. La filiation artisanale n’a rien de déplaisant.
Au début des années 1980, formé dans l’atelier d’Ulrich Rückriem, figure alors d’une sculpture minimaliste mais traversée par des gestes ancestraux, il travaille la taille directe sur bois, produisant des têtes ou des figures en pied, solidaires du socle dont elles apparaissent en une manière de prolongement raffiné. S’esquisse alors ce qui sera son œuvre pour les trente années à venir et peut-être plus.
Le bois, dira-t-il, est le matériau qui lui convient le mieux parce qu’il lui oppose la résistance qu’il souhaite — ni trop forte, ni trop faible —, et lui permet de travailler de manière spontanée. Car il voudrait réaliser des figures « aussi simples que possible », réduire au maximum toute dimension littéraire. Un homme debout, est-ce un sujet ? N’est-ce pas, à l’instar de ces têtes auxquelles butta Giacometti, aux vases et bouteilles de Giorgio Morandi, déjà terriblement insaisissable, vertigineux ?
Parfois, il s’autorise, selon son envie, quelques digressions, animations imaginaires, esquissant la possibilité d’une narration. On ne s’étonnerait pas de les voir suivre un protocole semblable à celui des One minute sculptures d’Erwin Wurm, à tenir dans les mains un ouvrage de Blanchot, Mallarmé, Rilke, Kafka ou Hölderlin. Mais ce sont encore comme des figures disponibles plutôt que la mise en scène d’un récit.
Et celles-ci se succèdent, archétypales, semblables, émergeant de ces blocs qui les haussent au niveau du regard tout autant qu’ils les fixent dans un espace, les contraignent à une certaine pesanteur, un peu à la manière des sculptures de Giacometti. Jusqu’à creuser une obsession, ou réaliser une dissémination, un ensemble évolutif ou, comme l’on dit, in progress ; une foule. Mais une foule de solitaires.
Il pourrait s’agir d’un projet semblable à celui d’August Sander, s’attachant à réaliser le portrait des Hommes du XXe siècle, sauf que l’on ne retrouve ni visée sociologique ni protocole scientifique. Et les figures qui se tiennent devant vous semblent dériver massivement d’un type, voire d’un autoportrait approximatif ou évasif.
Ou ce serait, comme par exemple dans le travail du peintre Jean Rustin, la rémanence d’une image obsédante, matricielle. Une façon de revenir perpétuellement à une sorte de constat muet, d’énigme évidente. Et chaque personnage serait alors comme une variation tentant de faire parler l’image ou, lui tournant autour, de mieux la circonscrire.
Peut-être constituent-ils une compagnie, comme les enfants font de leurs jouets, qu’ils installent et disposent en d’inlassable combinaisons ?
Il y a l’homme, il y a la femme, comme l’on fait des idoles à cheval sur le particulier et l’universel. Certains vêtus d’un pantalon et d’une chemise, d’une robe. D’autres torse nu, en costume, en manteau, voire nus ou en tenue de bain. Il y aura des animaux, ours, pingouins, des groupes, des êtres hybrides, un dragon, un squelette. Un homme accroché au cou d’une girafe ou enlacé avec une salamandre. Certains plus grands que la taille réelle, d’autres réduits à des figurines. Généralement travaillés en ronde-bosse, quelques fois en bas-relief à la manière de tableaux. Tous ou presque, polychromes.
Dans le début des années 2000, certaines figures seront associées à un fond et même quelques fonds, représentant des paysages, deviendront autonomes. Des portraits, réalisés en bas-reliefs, pourront faire écho à certains travaux de Thomas Ruff ou d’Alex Katz.
Mais dans ce cheminement où un style s’affirme, s’affine, tout autant qu’un geste se libère, quelque chose perdure qui a trait à la qualité des présences qui adviennent : ni emphatiques, ni spectaculaires, mais mâtinées d’une fraicheur presque enfantine et d’une certaine gravité. En cela elles sont à elles-mêmes leur propre monde. Comme l’est la discographie d’un musicien, comme l’est la Recherche de Proust.
Elles vous arrêtent comme le font ces grands dieux égyptiens sculptés aux murs des temples ou des palais, comme ces momies augmentées de portraits peints fruit d’un métissage gréco-romano-égyptien qui ont fait la renommée archéologique de la région du Fayoum.
Comme les statues dans le genre étrusque, filiformes, de Giacometti, ses bustes fouillés au couteau, on hésite à les envisager par l’anecdote (portrait d’un proche, silhouette d’une femme vue de loin dans la rue…), comme des divinités ou des héros, comme des fantaisies grotesques. Sans doutent font-elles à tout cela un accueil égal. Elles n’ont pas grand-chose à dire. D’ailleurs, une sculpture ne parle pas. Elles n’ont qu’à se tenir là, dans la nudité de leur apparence. Comme l’écrit Mallarmé, qui « coupe en imagination une flûte où nouer sa joie selon divers motifs », elles manifestent celui, surtout, de « se percevoir simple, infiniment sur la terre ».

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