Gilles Altieri, L’immobilité battante.

« Apparition et disparition, de fixité et éclat, de suspension et précipitation ainsi que l’épervier, dans l’immobilité battante… »
Pierre Tal Coat

« C’est l’instabilité d’une image que je veux. Par conséquent, je ne peux peindre comme un homme des cavernes. Cela ne peut pas être une image stable, une image fixée. Elle doit nécessairement être une image instable qui n’a, non seulement, pas encore décidé où être mais doit se sentir comme si elle avait été à plein d’endroits différents sur la toile et, vraiment, n’a aucun endroit pour se stabiliser, excepté momentanément.
Pourtant elle doit avoir son histoire. L’image doit se sentir comme si elle était vivante. Une peinture est finie quand elle est dans cet état où elle plane, instable; mais pas hésitante non plus, parce qu’elle a vécu longtemps partout ailleurs, a vecu en moi, a vécu dans mes précédentes peintures et, maintenant, dans cette image, elle est dans une situation précise et nouvelle… elle a gagné sa liberté contre l’inertie. »

Philip Guston

« La savoir n’est plus qu’une curiosité ou un raisonnement. La signification n’est plus le déchiffrage d’une « production », mais la mise en déséquilibre d’un système. »
Claude Viallat

Le monde en donne l’exemple en quelque point que l’on s’attarde, continuellement. Il est fait d’un enchevêtrement de traces, sculpté de contrastes, de couleurs, de textures, animé de gestes tantôt simples et rares, tantôt infinis et inextricables. Son évidence est miraculeuse, invraisemblable, fragile et souveraine, tressant une dimension étendue, vertigineuse et sereine à toutes sortes de nervosités et tremblements qui façonnent sa complexe polyphonie. Et vous êtes vis-à-vis de lui tout à la fois un relief singulier dans sa continuité et une extériorité sensible qui tantôt considère les choses derrière une vitre, tantôt par-dessus sa propre épaule, se percevant, comme l’écrit Mallarmé dans ses Divagations, « simple, infiniment sur la terre ».
Il n’en fallu davantage à ceux qui nous ont précédé et qui devaient comme nous tâter avec une curiosité avide les reliefs et les sinuosités du réel pour inventer des danses et des chants, des parures, des attitudes qui y répondent. Pour tenter d’en apprivoiser les courbes, d’en recueillir les puissances térébrantes. Convoquer dans l’invisible et par leur main cette source créatrice dont ils dépendaient et par laquelle ils se sentaient traversés, jouets de secousses.
Il y a de multiples façons de répondre. Des chants d’orgueil et des plaintes. Des oraisons, des psaumes, des berceuses, des élégies, des ballades, des fugues. Et chacune à son tour crédite le monde, l’épaissit d’une expression adventice qui suscite des brassées de réactions. Il n’en faut pas vraiment plus. Un déséquilibre premier – peut-être congénital – a jeté un pied face au sol. Cette projection a emporté tout le corps avec elle. Depuis l’Homme n’en finit pas de marcher. Chaque chant souffle sur les braises, excite et apaise, ouvre à la possibilité du chant, suscite le chant, épanouit le chant et l’inquiète. Et les chants tapissent la géométrie de l’inquiétude comme de la joie, du deuil et de la fête, de tout ce qui se sent et peine à se dire. Ils éperonnent et font détour, caressent et flattent, prolongent et traduisent – trahissent peut-être – pleurent souvent leur impuissance et leurs désirs entre rage et désespoir.
Certains reçoivent ces chants par les yeux et le chantent par la matière du visible. Ils se font peintres, ou quelquefois cinéastes, chorégraphes… mais nourrissent la même fièvre.
Comme on confie ses secrets à un arbre, aux joins creux d’un mur, à une figure lumineuse et lointaine, leurs représentants élirent des abris rocheux, des sinuosités semblables à des rêves ou à des ventres, des alcôves et des temples, des murs ou des tablettes de bois. Le cachèrent parfois entre deux gestes, dans une attitude, un costume, des objets ordinaires. Il est difficile de suivre du doigt le contour d’un chant, tout comme celui de l’art, son synonyme, dessinant à même leur propre figure, fascinés, incrédules, euphoriques.
Quelques-uns se figèrent, comme face à un visage, à un paysage, au soleil qui tombe lentement en se troublant dans la mer. Tout porte à croire qu’on les retrouvera dans mille ans pareil qu’hier, debout, affrontés à un morceau de mur qu’ils regarderont comme une fenêtre.
Aujourd’hui, Gilles Altieri est l’un d’eux. Quand il ne tâte pas, en revenant à peine, la malice qu’un autre a confié à ses œuvres, les audaces, les bravoures, les charmes dont témoigne l’histoire de la peinture, ce qu’elle a tenu à bout de bras, il s’approche lui-même du bord de la falaise et susurre à l’horizon dans le frottement du pinceau sur la toile, sa propre musique ; sculptant à même le visible dans la pâte de la peinture une danse aventureuse, téméraire. C’est sa manière de tutoyer la grâce et ses gouffres. De faire tenir la note, sur le fil d’une lame invisible. De hurler à la lune ou de chanter le matin.
Dans la solitude de l’atelier – veillé par quelque araignée qui tient dans un angle, l’esprit caressé de gastriques méditations -, le métier bien en main, sans doute ouvre-t-il sous ses pas un même vide que celui qui se fraye un passage au cours d’une improvisation de jazz entre les stridences, les lourdeurs confuses et les facilités esthétisantes. L’araignée là-haut tisse un piège géométrique à ses appétits, à même l’espace, et y fonde son humble règne. Lui, abat d’une main des murs qui tombent sur la toile en chaos avant d’y dégager de l’autre main un cheminement qui ne mène qu’à sa propre possibilité. Tal Coat disait ainsi le bénéfice des accidents : une déchirure, une éraflure, « heureusement qu’il y a cela, autrement tu n’avais pas le courage d’y aller ». « Quelquefois j’arrive à souhaiter que ça craque, comme cela je suis obligé de combler. » Ce sont des aiguillons, des éperons. Il faut sans doute se déconstruire soi-même avant de se retrouver derrière un mur abattu. Saloper la surface trop propre, trop blanche de la toile, repousser les clichés.
Il faut partir d’un geste, comme Leonard conseillait de partir d’une tâche. Comme Hans Arp trouva dans une œuvre déchirée, dispersée au sol, l’issue qu’il appelait en vain. Comme Apelle dans un chiffon sale projeté sur le tableau en cours l’élan expressif magistral qui le parachevait… Chercher un équilibre, provoquer une rupture, faire confiance à un détail, à une énergie ou un élan. Tenir la dragée haute aux doutes. Passer outre un nombre variable d’a priori. Savoir abandonner ce que l’on entrevoyait confusément à la faveur de ce qui advient dans le jeu des gestes, dans celui de la matière. Sinuer sans se perdre. Se surprendre aussi. Se souvenir de ce déséquilibre très ancien qui nous a entrainé après les autres dans cette sorte de parabole des aveugles comme la peignit Brugel. De tout ce dont est fait le monde et dont on ne revient toujours pas. Entendre ce que soi-même on ignore de l’appétit des mains, des yeux, des sentiments.
Les improvisations du peintre, comme celles du musicien, provoquent ce plaisir mêlé de crainte – ou plaisir avivé par la crainte – que connaît le spectateur suspendu aux gestes du funambule, du trapéziste ou de tout autre équilibriste. Elles rappellent cette réhabilitation de l’ombre et de ses ambivalences qui fait de Leonard un précurseur du romantisme et de la psychanalyse : Errant parmi les sombres rochers, au seuil d’une caverne, le peintre se penche d’un côté et de l’autre tentant de discerner quelque chose dans cette obscurité. Mais celle-ci est épaisse, pareille à cette « bouche d’ombre » qu’écouta Hugo. Alors, note-t-il, « au bout d’un moment, deux sentiments m’envahirent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelque merveille extraordinaire. » Tout artiste en ses exigences sinue entre des attirances contraires, en appelle tantôt à l’ombre tantôt à la lumière, à l’enfouissement ou à la gloire, provoquant ou inquiétant l’une par l’autre. De manière à ce que le tableau ne soit pas « trop fait », pour le dire comme Delacroix. Qu’il dise encore le combat et l’incertitude.
« La lumière ne peut jamais chasser toute ombre des corps, du moins des corps opaques. » écrira encore de Vinci. Cette remarque scientifique porte au-delà d’elle-même. Et les tableaux d’Altieri accrochent dans ce qu’ils dénouent et éclairent, comme au creux d’indéfroissables plis, des lambeaux d’ombres qui rappellent que rien ne se dénoue jamais totalement et durablement. Qu’il faudra réempoigner la torche ou le pinceau, attaquer par un autre angle, refaire la même expérience, le même tableau ou presque, inlassablement. Ne se reposer sur rien.
« Bien. sûr, l’impératif stylistique, écrit Lionel Bourg – la beauté, disons, laquelle n’est jamais qu’une tension, l’équilibre toujours fragile que le balancier rhétorique permet de maintenir entre le rythme, les sons plus ou moins discordants et le sens que l’on désire débusquer, faudrait-il savoir s’en défaire, et le briser, ce balancier, si l’on vaut courir la chance de danser sur le fil d’or reliant les étoiles -, cet impératif originel, presque absolu, gouverne le scripteur mais, sans son accord avec une urgence aussi péremptoire que la sienne, vitale, morale, qui réclame alors l’infinité du temps, chacun sait que l’écriture se limiterait à la caresse machinale d’une plate illusion. » Comment le dire mieux, puisque sous ces aspects au moins la peinture est un langage?

« Il est possible que ce ne soit pas une image que nous voyons, mais la présence d’une loi indispensable et généreuse. » Philip Guston dans les années 60 se posait ces questions : « Est-ce que la peinture est une vaste précaution afin d’annuler l’immobilité totale, une sagesse qui peut inclure l’incertitude partielle du destin ultime de ses formes ? C’est peut-être ce doute qui déplace et situe tout. » Le dire autrement consiste à le peindre.
Un tableau se déchire comme une fleur. Il advient comme un instant destiné à imprimer la mémoire. Chacun peut y puiser un peu d’étonnement, s’asseoir sur son quai en considérant l’espace et le temps, le passage au ciel d’un oiseau marin, les nuances de ses rémiges, la pesée du monde sur une herbe longue et qui ploie.
Ceux de Gilles Altieri ont l’épaisseur d’une glaise lourde, la présence massive d’une charpente ajustée à tout le poids du ciel, à l’insistant rabot des saisons, comme ceux que fit Tal Coat, « labourés », « hersés ». Les brosses larges y courent comme un badigeon au blanc de Meudon sur une vitrine, se plantent parfois comme des étais. Mais leur travail y cisèle dans la rencontre des formes pareil que dans les interstices comme les feuilles font aux arbres se recouvrant parfois, se frôlant, dessinant souplement au cœur de mille ruptures. Les choses s’y tiennent comme dans les toiles de Marek Szczesny, au bord de l’enfouissement ou de l’effondrement. C’est un oiseau qui s’appuie sur le vent, immobile et magistral. Un avion planant silencieusement, au bord de décrocher. Changez de point de vue ce n’est rien ou presque, un carré de toile badigeonné de teintes sourdes. Comme le Poussin et le Porbus de Balzac face au testament de Frenhofer vous ne voyez que « couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture ». Mais comme en bougeant s’anime un reflet, se dégage une vue qui un instant au-paravent étaient éteint ou bouchée, il suffit de considérer l’aventure qui semble se continuer, vive encore dans ces traces sèches pour s’émouvoir, comme face aux murailles de peinture et de temps d’Eugène Leroy, de l’étrange profondeur de ces choses qui sont comme le rappelait, pragmatique, Maurice Denis, en 1890 « essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », tout en même temps qu’une arène comme l’écrivit Harold Rosenberg en 1952.
« Ce qui doit se passer sur une toile n’est pas une image mais un fait, une action » disait-on alors, l’œuvre étant le résultat de cette rencontre entre la surface du tableau et la main de l’artiste munie d’un pinceau chargé de peinture. Tout à la fois un mur dans sa matérialité brute, son immanence, et cet étrange écran de projection, cette fenêtre, cette surface d’inscription sur laquelle, comme dans le quadrangle du temple les oracles guettaient le passage de l’ombre d’un oiseau, les traces se muent en signes, les hommes parlent le monde, c’est-à-dire, disent ce qui les traverse.
L’artiste, comme le poète, travaille ainsi à se rendre voyant par « un lent et raisonné dérèglement de tous les sens » qui est comme une façon de sinuer à travers le labyrinthe. Le beau, pour le dire comme Baudelaire est toujours bizarre. Terrible, à en juger comme Rilke. Il est « ce qui se dérobe sans que rien ne soit caché », écrira Maurice Blanchot. On ne devrait pas s’étonner de l’entrevoir dans ces combats, ces intermittences, comme dans le Bœuf écorché de Rembrandt, dans celui, convulsif, de Soutine. Dans une préparation anatomique en cire, la pâmoison d’un désir d’un mannequin écorché, « le scintillement d’un saint squelette coruscant de pierreries » ou « le prestige d’une statue funéraire ni-vanatu parée de dents recourbées de cochon, les dessins d’une pierre ouverte sur des paysages astraux, la torsion d’une racine de romarin »… Inventaire à la Prévert qu’on n’achèvera jamais prévient Yves Le Fur. « On pourrait longtemps évoquer tous les taillis, les branches, les sentes et les rivages où l’on ressentait la présence de la Beauté. » Fut-elle amère. Pinceau en main, le peintre la traque sous un nom ou sous un autre, en silhouettant les multiples apparences, les occurrences évidentes ou discrètes. Les ronciers qu’il laisse dessinent ses errances, sa traque, tout comme – ainsi que les chasseurs, les pisteurs nomment la présence dans la terre ou dans le vent de l’animal traqué – le sentiment qu’elle laisse après elle. Qui pourrait dire définitivement et avec certitude la forme d’un sentiment?

Image : Vue d’atelier.

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