goûter les images, Mireille Blanc.

On ne sait jamais bien dans quel archipel de réalités les choses chaloupent. Ni auxquelles nous nous rendons successivement par paresse, étroitesse cognitive ou au grès de courants, de dérives et par affinités personnelles. Mais chaque réalité que nous nommons telle, cédant sur le fait qu’elle n’est jamais qu’une réalité possible, avoue par là même sa nature artefactuelle.
Il se peut que certains, désireux de percer le voile, s’engagent dans un travail de sondeur à l’instar de Giacometti s’éloignant des recherches surréalistes pour resserrer son attention sur la figure humaine, cherchant à traverser les apparences pour atteindre quelque chose d’une vérité profonde de l’être. D’autres, à l’exemple de Picasso, joueront sur le code lui-même, c’est-à-dire sur les manières de la représentation, sa souplesse, sa plasticité justement. Et, quelque part, l’acharnement que mettent les premiers à percer la coque symbolique se transforme chez les seconds en autant de figures convulsives retournées sur elles-mêmes. Les mouvements désespérés de celui qui se débat avec ce qu’il est sont détournés en une chorégraphie qui pourrait être celle des mouches qui tournent et butent à la vitre inlassablement sous des angles différents. Ainsi se fait œuvre en ses coups de boutoir et en ses contorsions. A la perspective répond alors un mouvement euristique, un déploiement de possibilités qui, ne prétendent à aucune vérité sinon celle, relative, de l’inventivité plastique.

Une grande partie de l’histoire de l’art du XXème siècle peut être vue comme un balai de mouvements successifs de dégagements, collectifs ou individuels. Si l’art a souvent été employé dans de nombreuses sociétés comme un outil de perpétuation ou de reconduction garant de la transmission d’un modèle mythologique, s’est opéré un décollement, un schisme dès le XIXe siècle en Occident entre le politique, servi par un art d’État et ce qui a été désigné comme Romantisme d’abord, puis Modernité et Avant-garde, témoignant d’une autonomisation d’un art qui n’était ni de prestige, ni populaire, mais marqué par une volonté active de se redéfinir dans ses contours. Ainsi, ce fleurissement de groupes et de mouvements tirant profit des avancées précédentes pour les radicaliser ou les détourner, se les approprier en les revisitant, ou s’y opposer. Dans une certaine mesure les abstractions géométriques et lyriques des années 20 marquent un mouvement pour se dégager d’une certaine emprise de la figuration, certaines tendances sensualistes trouvant leur justification dans un rejet des froideurs mathématiques, le pop art et l’hyperréalisme répondant à une effusion matiériste et lyrique… chaque tendance aspirant un temps ses défenseurs, praticiens et théoriciens pour justifier d’une légitimité esthétique et éthique. Et ce n’est là pas seulement une histoire de formes, mais également, à travers elles, une façon de configurer l’expression, de s’engager dans des mondes. Malgré la cohabitation actuelle des genres, des formes et des esthétiques qui caractérise l’art contemporain dans sa diversité, des mouvements se font qui, de la même manière que les arrangements et les sonorités pour la musique, datent et ringardisent ce qui les précède alors même qu’ils ont recours à la reprise, la citation et la réinterprétation. Sans cesse de micro-décalages actualisent les motifs, indiquent une légère et néanmoins signifiante modification de posture, de nouvelles ou d’autres façons de faire, de sentir et d’autres perspectives. Parmi ceux-ci, la récupération ou l’intégration de certaines formes ou esthétiques populaires revalorisées, à la manière des ready-made duchampiens, d’être déplacés et réappropriés, c’est-à-dire considérés depuis le dehors. Ainsi, les peintures épaisses pour ne pas dire crouteuses d’Eugène Leroy saisissent par leur étrangeté rustre dans les salles d’un musée ou d’un centre d’art quand dans le contexte d’un vide grenier, c’est sous le qualificatif péjoratif de croutes qu’on les dédaignerait. Ainsi des publicités et des comics récupérés par le pop art pour être transfigurés.
Les peintures de Mireille Blanc, dans cette perspective, peuvent faire l’effet de pieds dans le plat. Non contente de se réinscrire dans une pratique dite de chevalet et de peinture à l’huile sur toile, considérés comme des stéréotypes posturaux, elle réinscrit dans sa pratique une forme de pittoresque populaire en prenant pour sujet des objets kitchs ou sentimentaux glanés dans des vide greniers. En outre, la facture de ses tableaux, loin des séductions glacées du pop, de la désaffection ou désincarnation de certaines tendances d’un art proche du design, affectionne les teintes rabattues et une matière crémeuse, voir empâtée qui pourraient être les caractéristiques archétypales de la peinture d’amateur telle qu’on en trouve justement sous les tables des brocantes. Murielle Blanc ne réhabilite pas le kitch et la croute avec le mouvement de recul de l’ironie ou du cynisme, avec la distance de celui ou celle qui joue sans s’impliquer ni se salir les mains. En n’en parle pas de loin. Et, bien qu’elle constitue tableau après tableau une sorte d’inventaire de formes et textures, son travail n’a pas la distance, la neutralité désaffectée du relevé scientifique. Au contraire, elle travaille la matière picturale dans une forme d’affinité avec ses sujets, incarnant dans des textures crémeuses les vernis et engobes de bibelots, le nappage de pâtisseries dont on ne sait si elles ne sont pas au fond un prétexte à peindre justement de cette manière dans une sorte de jeu sur la matérialité et la mimésis. C’est autre chose qu’une posture intellectuelle dont il s’agit, autre chose que la simple illustration d’un discours sur l’art et un jeu de positionnement théorique. C’est à la fois plus compliqué et plus simple.
A y regarder de plus près, ce ne sont pas les objets, les fragments de corps, les textiles qui sont peints, mais des images déjà. Toute sortes d’indices, du scotch peint à l’effet de flash avec surexposition et ombre portée viennent indiquer qu’il s’agit de l’image d’une image, tout comme l’on pourrait dire l’image d’une sensation ou un souvenir – un flash.
C’est à plusieurs niveaux que les images relèvent alors de l’intime. Par ce dont elles témoignent de petits mondes domestiques, objets affectifs, moments, comme l’on aime assembler près de soi à la manière de petits autels païens figurines et cartes, bibelots, vieux jouets, mais aussi à la façon des témoignages de notre propre passé serrés comme talismans dans des albums. Et ce qui les trouble c’est une forme de mélancolie propre aux images dont on pourrait dire alors qu’elles sont des sortes de présences fantomatiques, des nuages phénoménologiques en lesquels les objets laissent apparaitre leur nature équivoque, feuilletée, faits d’émanations tout autant que de projections. Car il ne s’agit jamais de peindre les choses mêmes, mais comment elles nous apparaissent – les rapports que nous entretenons avec elles. Peindre est alors une manière de répondre à ce qui trouble et excite l’appétit des yeux. Le mot de goût s’avance alors dans toutes ses nuances, esthétiques, subjectives, gustatives. Et l’on peut se demander ce que c’est alors que goûter. Non pas se nourrir, ni ingurgiter, mais avancer, venir à une émanation par un des sens, sinon le sens qui implique le plus puisqu’il marque une incorporation (il ne s’agit pas de humer, de voir, ni d’effleurer). Ce qui est accueilli n’est pas intellectualisé ou pensé ou réfléchi, mais apprécié de manière sensible ou sensuelle pour sa ou ses textures, les stimuli qu’il provoque, la ou les saveurs qu’il offre à expérimenter et apprécier. On connait la phrase de Renoir disant avec la malice de l’étymologie qu’il aimait avec son pinceau. Peindre a alors quelque chose de ce toucher à distance qui caractérise l’aptique. C’est une manière de goûter ce qui relève à la fois du mauvais goût social et du tendre, du nostalgique en lesquels nos vies sont prises. Alors ce pourrait être cela ce que fait Mireille Blanc : répondre aux injonctions contre la compromission de l’art contemporain aux arts populaires ou naïfs, c’est-à-dire opérer un travail de déconstruction, et ce faisant perpétuer cet inlassable mouvement par lequel l’art se dégage sans cesse de lui-même pour se réinventer ou se retrouver.

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