indiscrétions de Nicholas Anthony Mancini

Quand tu me regardais
tes yeux venaient graver ta grâce en moi
c’est pourquoi tu m’aimais
et les miens méritaient
d’adorer ce qu’en toi ils voyaient.

St Jean de la Croix

Virginia Woolf dit la nécessité, afin d’engager ce dialogue intime et silencieux en lequel peut s’élaborer une œuvre, se formuler une pensée, d’une certaine indépendance matérielle : « quelque argent et une chambre à soi ». Si l’expérience se fait dans l’action, dans l’espace des gestes, des paroles échangées sur la crête du présent, les œuvres et les récits, la conscience dont ils sont des formes associées ont lieu à contretemps, dans un mouvement d’écart. En vérité, il s’agit de revenir, après l’oubli de soi, vers ce qui, d’être trop près, confondu aux mouvements, nous apparait comme une absence, une lacune, quelque chose dont on a été distrait. Aussi, comme l’écrivait Paul Klee, « l’art ne reproduit pas le visible, il le rend visible », ou tangible, ou intelligible parfois. Il restitue sous des modes particuliers susceptibles d’être développés, dépliés, poursuivis selon les cartographies que l’on veut, ce qui tire sa matière d’un mouvement d’éclipse, d’un sentiment, d’une intuition vague semblable à ce qui se laisse apercevoir furtivement dans la périphérie du champ visuel.
Il est bien différent d’observer consciencieusement une tasse posée là dans l’emprise du regard et de l’apercevoir discrètement entre deux gestes, dans ces brefs surgissements où logent les illusions, les étrangetés composites. La première est comme une proie, la seconde comme un appel. Rétive à toute saisie trop franche qui la déferait, elle est semblable au coquelicot fragile, à un château de cartes ou une bulle de savon. A ce regard qu’un animal vous retourne à travers un fourré, tout ouvert sur une nuit sauvage où loge l’être primitif d’avant la naissance.
Les cloisons de nos vies préservent ainsi des lumières vives, des contours nets des « je ne sais quoi qui s’atteignent d’aventure », pour paraphraser St Jean de La croix, des climats affectifs, des ambiances. Des « choses », puisque les nommer plus précisément les trahirait, décrochant les objets du fond ou de l’espace continu auxquels ils appartiennent, insoumises à aucune finalité pratique. Des songes, presque.
Regardant à quelques reproductions des tableaux de Nicholas Anthony Mancini, il me semble assister à ces moments. Une femme qui s’étire, nue, à la frontière de l’ombre, dans un matin de sienne et d’ocre. Une tasse avalée par la lumière. La pâleur d’une jambe, d’un ventre émergeant d’une méridienne, l’esquisse d’un bâtiment comme aperçu dans le cadre d’une dérive. Une fenêtre rose accrochant une clarté.
J’y reviens comme à quelque chose qui fuit, suspendu sur la charnière de sa disparition, prêt à s’évanouir. Réactivant indéfiniment le moment de l’apparition comme on bute à un mot qui ne se livre pas, en équilibre sur le bout de la langue. Je me souviens alors d’une remarque de Levi Strauss sur le mythe : le mythe n’en finit pas de poser une question à laquelle il ne parvient pas à répondre. Ou une question qui est en elle-même sa propre réponse. Peut-être une façon de bercer l’enfant inquiet en nous ? C’est le cas, il me semble en tout cas, de certaines œuvres.

Images : Nicholas Anthony Mancini

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