« L’Entrée des Croisés à Constantinople, ou la Reddition de Breda ne nous atteignent pas comme peinture d’Histoire si, bien entendu, il s’agit d’autre chose que d’un pur langage de formes et de couleurs : d’une légende de sang et de violence, ou de l’apaisement du ciel profond devant lequel l’agitation humaine s’arrête, se changeant en image ordonnée. »
Gaëtan Picon
J’étais devant le tableau à dériver songeur dans sa matière. Il me semblait moins penser qu’être le témoin distrait de cette pensée qui se faisait en moi dans une région mal localisée et me demeurant pour bonne part obscure dont je scrutais les mouvements comme on s’absorbe dans l’observation d’un insecte cheminant dans les graviers d’une allée. C’est ce genre de chemin buissonnier qui fait ce qu’on nomme parfois les absences. C’est la part comme privée de la pensée, quand un rideau est tiré au nez de la conscience qui ne reçoit plus que l’écho brouillé, les bruits de voisinage de ce qui se passe à part elle.
Il me prit de vouloir écrire cette expérience et ce qu’elle devait à la toile dont j’avais fait pendant quelques instants mon horizon. Cette femme la main sur le visage, comme accablée, assise sur un grand lit cerné de tentures, les souliers et le gant qui gisent au sol, le tissu précieux d’une robe azur, un bouquet que j’avais identifié d’abord de loin comme le contenu énigmatique d’une boite déversé sur le sol. Observations objectives, factuelles dirait-on, préliminaires à toute analyse approfondie qui me verrait ensuite contextualiser, décrypter l’anecdote, envisager la jeune femme regrettant de s’être laissée séduire et mesurant les conséquences de sa faiblesse, de sa naïveté ou de ses désirs. Et je broderais sur le bouquet tombé, métaphore de sa propre chute et indice des galanteries qui l’y ont menées. Sur le gant retourné disant le « détroussage » et quel chemin ont pu faire les mains libérées de l’habit, des conventions, pour retrouver un naturel sauvage. J’observerais le jeu des cordes et des liens accompagnant la détresse sur cette lumière du jour et sa conscience crue dans laquelle s’éteint la fièvre de la nuit. Dans cette société corsetée, où les jeunes hommes étaient déjà des prédateurs, les jeunes femmes des victimes, perdre sa virginité hors mariage était faire le deuil de son honneur, de son avenir. Et la toile de Gabriel von Max avait tout d’une mise en garde moralisatrice*.
Étrange comme l’on peut dériver hors de son aire, guidé par des chemins tout tracés. Tout ce que je trouve à dire tient de l’anecdote quand je buvais d’abord des sensations pures, regardant à travers le sujet sans le voir. Sans doute dois-je à certains usages du langage d’approcher par l’écriture si distinctement du mouvement que j’avais fait bouche fermée et mains ballantes, regardant mentalement comme on peint, des passages et des continuités, une matière visuelle, le toucher précieux d’une lumière ou d’une ombre, l’enchâssement de motifs. Sans doute certaines choses sont plus difficiles à dire que d’autres qui font qu’une pente vous entraine vers la description et l’anecdote. Ou bien cela tient à ce mouvement de lecture et de conceptualisation qui travaille à arracher les sensations, les impressions à la matière brute pour y lire des signes, c’est-à-dire du déjà vu, du reconnaissable. Mouvement d’ordinaire insaisissable, bref flottement vite chassé. Et c’est au moment initial que je voudrais rendre justice. A cette latence que les rêveurs et les contemplatifs se plaisent à étirer en se préservant le plus longtemps possible du savoir et du détournement qu’il opère à l’endroit du sensible. Ce qui demeure bien souvent la perception inconsciente des choses, et qui traverse naturellement la musique, mais dont la peinture, et pas seulement celle dite abstraite, est aussi le support tant qu’on en reste à une perception vague, en amont de toute analyse. Lorsque l’on retarde d’y reconnaitre des choses qui renvoient au monde des apparences, ou que ces échos sont encore volatiles, indéterminés, instables. Lorsque le monde, au moment où l’on s’éveille, n’est pas encore durcit et vacille, se confond aux choses diffuses, à la matière brute du visible. Lumières déchirant l’image, échancrures et entrebâillements que tâte le regard. Camaïeu de beige, de crème, affaissements douloureux. Verticale claire qui attrape le rideau entrebâillé sur la fenêtre pour glisser sur les draps et tomber au sol dans la robe de nuit. Éclaboussures du blanc à gauche dans un bout de drap blanc, dans les chaussures, à droite dans le gant, la doublure claire de la robe. L’ocre des rideaux glissant comme un nœud défait, l’accroche bleu clair en bas à droite d’une valeur qui se marie à l’ocre tout en lui répondant sur un mode tonique. L’angle d’un marchepied émergeant comme un cadeau rayé de rouge et bleu dans un dégagement des tissus et qui répond au bleu velouté de la robe déposée sur une chaise. Dernières traces de vie, rares couleurs dans ce monde en demi-teintes. La froideur générale qui passe pour une émanation de l’objectivité quand quelques touches chaudes, terre de Sienne brûlée pointent dans l’espace le plus secret de la toile, sur le couvre-lit. Le sentiment d’évidence qui tient à la répartition harmonieuse des lignes et des couleurs.
Je mesure comme le déroulé linéaire des phrases, la succession des notations manque la réalité perceptive, le trouble qui tient précisément à la concomitance, la simultanéité des stimuli, à ce qui s’enfouit dans le regard et le caresse de l’intérieur. Comme les mots même, s’appuient sur des images, des objets pour dire des formes, des épanchements, des mouvements. Comme tout chez nous au fond se méfie de ce territoire trouble d’avant le langage qui est pour nous comme un avant-le-monde. Forces brutes et obscures, magmatiques qui inquiètent l’évidence ordinaire courante. Envers invertébré de nos fictions.
*moral gaze, dirait-on; la notice est des plus explicites : « Ce sont les reliques d’une soirée de bal scintillante qui s’est terminée par un point culminant érotique et aussi le présage d’un réveil qui donne à réfléchir : il y a peu de chances que le beau disparu qui a pris la virginité de la jeune femme il y a quelques heures seulement revienne. La femme abandonnée ne se fait clairement aucune illusion, et réaliser la perte de son innocence est bien pire que son amère déception face à de fausses promesses d’amour. Il a détruit sa réputation et lui a laissé toute chance de nouer un mariage respectueux. Par son imprudence, elle a perdu son statut social dans une société caractérisée par un ensemble de règles morales strictes. »
Gabriel von Max, Get finished flowering (la fleur fanée), 1870.
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