La vie n’est qu’une ombre qui passe – Gregory Derenne.

« La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. »
William Shakespeare

Le monde, l’a-t-on jamais compris ? Son mouvement chaotique, les convulsions qui l’animent, le bruit et la fureur… Autrefois il semble qu’on ait eut des idées, qu’on fût capable de sentences, de principes. Sans doute croyait-on qu’il était des vérités qui se détachaient sur fond d’or. Les images que l’on faisait du moins organisaient subtilement, sinon une philosophie ou une poétique, du moins une symbolique portée par des récits. Sous les séductions de l’illusion spatiale, du modelé, de la vénusté, de la scénographie, de la mimèsis se laissaient deviner la lecture ou la relecture de grands récits mythologiques ou bibliques, des allégories. Les historiens de l’art scrutant les détails, des ouvrages latins sous la main, pouvaient prendre des airs d’inspecteurs de police ou de détectives privés, croiser les informations comme on déchiffre un code. Par analogie au ciel le manteau bleu de la vierge. Ici un chien symbole de fidélité. Un lys : la fécondité.
Toutes ces subtilités à l’époque des explorations cubistes n’étaient plus nécessaires. Nulle leçon de choses, nul memento mori dans les natures mortes qui mettaient en scène sur une table de bistro par pur prétexte, parce qu’on les avait littéralement sous la main, un jeu de cartes et un journal, une carafe et une guitare. Les objets n’étaient que support pour l’imagination, suggestions plastiques suscitant des mises en rapport ou se soumettant à l’inverse au jeu de l’architecture qui malmenait le plan autant que les leçons de perspective. Les Nabis l’avaient énoncé par la bouche de Maurice Denis : tout tableau « avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Les formes et les couleurs c’était tout aussi bien des sensations, des sons étouffés ou stridents.
Si quelques surréalistes reviennent ensuite à une manière d’imagerie, c’est à la faveur d’une inconséquence rêveuse, à l’écoute de l’inconscient et de l’étrange que produit le hasard.
Et il pourrait rester le souvenir de ces théâtres mentaux équivoques dans les natures mortes de Gregory Derenne. Sauf que l’élan, le vertige ont laissé place à une forme de dépression ou d’accablement. Il n’y a peut-être plus rien à dire de ces incohérences débitées par un idiot. Ni plus rien à faire dire aux accolements, aux associations insolites, à « la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ». La terre « bleue comme une orange » à trop avoir été répétée a perdu son pouvoir d’émerveillement.
Tout est figé dans un lac d’indifférence. « Dieu est mort », criera Nietzsche, « et il ne vous reste plus rien qui ait de la nécessité ». L’idée même de sens semble ici s’être envolée avec lui. Ni direction, ni signification. Seulement l’immobilité et le silence. Une forme d’hébétude, de flottement.
Il n’y a plus qu’à polir le pied de lampe. Peigner la girafe. S’oublier dans le détail, dans le labeur, la répétition comme on monte des murs autour de soi. L’inquiétude, l’indignation sont lasses.
Le mimétisme, l’illusion photographique ont gardé leur pouvoir de séduction et même de fascination. On n’en revient toujours pas. Même après Michelangelo Merisi, Vermeer, Chardin, Estes, Hucleux. Et si les objets ne seront que prétextes à peindre, ce n’est plus pour conserver un point tangible dans l’aventure vertigineuse de l’invention d’un langage mais, comme ils le furent quelquefois au XVIIe siècle, manière d’affirmer un métier, des compétences, une virtuosité parfois. Cette sorcellerie est toujours effective : « Il y a au Salon de 1763 plusieurs petits tableaux de Chardin ; ils représentent presque tous des fruits avec des accessoires d’un repas. C’est la nature même ; les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux. (…) C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l’ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couleur. » Aujourd’hui on s’étonne encore que la matière que l’on sort des tubes et que la main sachent produire l’effet et la sensation d’une soie, d’une fourrure, une lumière en contrejour comme chez de La Tour, la transparence du verre, le poli du cuivre. L’artiste après eux témoigne : « Les objets les plus difficiles à peindre ne sont pas forcément ceux qu’on croit. (…) Le petit Lego rouge, par exemple, j’ai bien galéré. Je l’ai redessiné cinquante fois pour qu’il ait la bonne forme et la bonne taille. » Chacun est susceptible d’une démonstration dans le travail de la couleur, le rendu des matières, des textures, du volume. Labeur et exactitude, précision au service du rendu le plus fidèle possible des apparences. Il est là un idéal de vérité qui vise moins haut que les mystiques et les philosophes. Une vérité d’ici-bas et très simple mais dont on juge facilement : « Lors d’un combat d’artistes avec Parrhasios, Zeuxis peint des raisins avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter. Cependant l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demanda qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franche modestie, étant donné que lui n’avait trompé que des oiseaux, et que Parrhasios avait trompé l’homme qu’il était. »
Et si le clair-obscur isole et neutralise les objets, il instaure dans le même temps un monde sans horizon ni profondeur, sans perspective ni épaisseur. Une image en somme. L’image d’un monde défait, adossé à son ombre. Fasciné encore par ses propres moyens, son ingéniosité, ses techniques. Prométhée et Sisyphe. Qu’il faut imaginer heureux dit-on, parce qu’il a dit oui à l’absurde même dont il reconnait la loi. Il suffit de ce mouvement de la conscience. Est-ce simple acceptation résignée ? « Son destin lui appartient. » Redescendant la pente après son rocher, il contemple un instant « cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. » Si « L’absurde naît de la confrontation de l’appel humain avec le silence déraisonnable du monde. », « La lutte elle-même vers mes sommets suffit à remplir un cœur d’homme. »
Les objets sont anciens, comme on en trouve en brocante, parfois issus de l’ordinaire le plus contemporains, mêlés. Reliques sans usages, vestiges des jours ou de la civilisation elle-même. Peints scrupuleusement, avec tout l’art possible. Dans une forme d’assujettissement qui mêle aussi la bravoure à l’humilité. L’artisan polit la forme avec autant de virtuosité que d’impuissance. N’opposant plus qu’un pas de côté, un retrait, une forme d’anachronisme ou d’ « intempestivité » au monde comme il va. Puisqu’il court comme halluciné à sa perte, comme les enfants d’Hamelin se glissent dans l’eau froide de la Weser au son de la flûte.
Quelle musique accompagne ces images ? Sinon une mélodie simple et répétitive qui suscite une forme de somnolence voisine de la transe, peut-être un choral chrétien comme celui que, dit-on, l’orchestre du Titanic joua sur un pont craquant et commençant de s’incliner.
Est-ce l’abîme qui borde la quinta dell sordo regardé froidement, presque avec détachement?
On jette un dernier coup d’œil à ce disparate caressé par la lumière et déjà insaisissable, tant par l’esprit que par la main. Indifférent. Archéologique. Sourd. Presqu’ironique, parodiant les gloires et les mythologies anciennes désormais corrompues, démembrées, somnambuliques dans des cadres à moulures éteints; n’osant même plus s’allonger dans la mélancolie.
« c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. »

(…)

Image : Gregory Derenne, La main en plastique, huile sur toile, 2020. Galerie Bertrand Grimont. Photo : Loïc Madec.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


7 × sept =