le goût des traces

« L’homme est muet, c’est l’image qui parle ».
André Du Bouchet

« La merveille des traits et des mots, on l’oublie, est due à ce qu’ils mènent ailleurs -, avant d’impitoyablement nous tirer à eux, à nous. De nous mener d’abord à ce que nous voyons ».
André Du Bouchet

« Un tableau reste contemporain de celui qui le regarde, même s’il a été peint il y a longtemps. Une photographie est-elle contemporaine d’autre chose que du moment où elle a été prise ? »
Emmanuel Hocquard

Il y a dans le goût des traces quelque chose d’une mélancolie. C’est à quelque chose qui n’est plus ou qui est voué à disparaître que s’avance une part de soi, se penchant sur ses propres fragilités, sa propre précarité, contemplant, pensive, une érosion lente qui tout à la fois l’intègre à la communauté du vivant et même de tous les objets du monde et lui donne sa durée propre, singulière. Le charme particulier des photographies et plus encore de celles qui, en noir et blanc schématisent l’existence dans le jeu plus troublant, plus dramatique parfois que dans la couleur des ombres et des lumières, tient à leur valeur de trace. Au caractère indiciel des silhouettes, des visages, des regards, des corps, des paysages ou des objets mais aussi à celui plus ténue des lumières, des poses, au bougé, à tout ce qui fait la teneur d’un instant, tout ce qui détermine hors champ l’apparition singulière de l’image. A ce qu’en somme, à sa surface, l’image rend visible. En cela toujours la photographie a valeur de document, mais autrement de ce que l’on en comprend le plus souvent. Et les clichés les plus abstraits ou illisibles ont encore l’air de raconter une histoire. Y apparait toujours dans le mélange de proximité et de lointain qui en fait l’aura une réalité qui n’est plus et dont elle incarne alors le souvenir. Dans la cohabitation du temps long et de l’éphémère quelque chose déchire l’expérience ordinaire comme le fait le sentiment du sublime dans ce qu’il nous offre à intégrer dans l’intime de nos propres plis une réalité hors d’échelle, vertigineuse. On regarde dans ce motif se tresser les temps par la fenêtre étroite de notre présent. Le local loge l’étendu.
Les beautés les plus troublantes sont des épiphanies, des effondrements, des naufrages. Une porcelaine ébréchée. Ce sont des équilibres précaires et des moments fugaces. Ce soldat qui tient dans ses bras une brève éternité cette femme au-dessus d’une tranchée dans l’Enfance d’Ivan de Tarkovski. L’individu qui affleure à travers le mouvement collectif de l’histoire et les déterminismes sociaux-culturels. Un dernier rayon de soleil passant par-dessus la crête d’une colline ou touchant l’angle d’un mur. La délicatesse tactile d’une herbe dans la rosée sur le point de plier. Le déplacement lent d’un oursin ou celui plus erratique encore d’une méduse. Ce qui ne peut se saisir et qui laisse alors impuissant au bord de la chose, suivant sa naissance, son épanouissement, son affaissement, la courbe de toute vie comme réalité tout à la fois intime et extérieure. A chaque fois quelque chose à lieu. L’expression est troublante. Oui, littéralement, quelque chose advient dans l’espace qui se fonde. L’étendue se plisse ou se creuse, s’émeut. C’est un paysage miniature dans une auréole. Il n’est pas indifférent que ce soit presque rien. Les plis des draps. Un lit défait. Les ondulations que laissent les vagues sur le sable en se retirant. Une lèvre d’écume. La chaleur qui filtre entre les aiguilles de pin. La peinture qui s’écaille sur une chaise de jardin. Une main qui coure sur une rampe. Une caresse de la main ou de l’œil sur le col d’une chemise. La transparence d’un tissu. Et même soudain perceptible la vibration dans le silence d’un tube au néon, d’un frigo. Sa manière de dilater, d’infinir l’espace et le temps. Une manière du ciel quand on lève la tête. La trainée d’un avion. Le vol d’un oiseau.
Toujours il faut que la matière ait bu ce qu’il pouvait y avoir de précipité ou de violent : tout ça a déposé, le temps a passé. Tient l’équilibre. Et la présence se dilate dans le silence et l’immobilité. Ce sont les photographies de Sophie Ristelhueber. C’est le mouchage de torches sur les parois d’une grotte fermée par un éboulis.
Une teinte ternie par le soleil, l’empreinte laissée en réserve par un objet opaque. Un terrain vague digérant dans ses herbes hautes, ses ronces des carcasses rouillées, et des reliefs de fuite. Un grillage défait. Une ruine. Quelque chose qui s’étire. Un élastique distendu. Un patch sur un genou de pantalon. Un goût de lait ou de yaourt. Un regard dérobé sur une échancrure. Un geste suspendu. Une main posée. Le vent dans une mèche de cheveux.
Un événement ténu, au bord du visible. Une sensation.
Ainsi la trace s’inscrit. Et dans le corps se loge une perspective nouvelle ou s’actualise une connaissance enfouie d’avoir considéré silencieusement les charpentières d’un vieil arbre s’équilibrant dans l’épanouissement du tronc au-delà de lui-même. On se penche sur une souche coupée, ébahi que les saisons se marquent en cercles concentriques dans l’âme de l’arbre, sa vie se laissant récapituler sur la tranche. Mais c’est aussi à l’inverse de cette accumulation massive de peau ces mues abandonnées dans un buisson, fixée à l’aisselle d’une branche, fragile.
C’est dans chaque détail ce que l’on a un jour eu envie d’appeler dieu. Une coccinelle qui à trois reprises se pose et fait gracier le condamné. Le changement subit de la texture de l’air avant l’orage. Le passage d’un oiseau dans la fenêtre que l’on a mentalement tracé dans le ciel. Dans la fleur d’une surface et l’informe des fluides. Quand semblent cohabiter, mêlés, l’écoulement et l’immobilité. Ou quand le mouvement se fige, se retient tout du moins dans sa courbe à la manière d’un animal qui s’arrête, retourne un regard et passe, traversant l’horizon de notre regard comme il traverserait le temps.

Photographie : Kantinka Bock

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