Le labyrinthe domestique et mental de Mathieu Cherkit

« Quand vous prenez une fleur dans votre main et que vous la regardez, c’est votre monde pour un instant. »
Georgia O’Keeffe

Bien sûr, la peinture hollandaise dans ce que l’on a appelé son âge d’or. Cette mise en avant, dans le champ de l’art, de l’intérieur, non plus seulement comme le décor de scènes et de portraits, comme cadre ou parergon, mais tout à la fois comme témoin des commerces quotidiens de la vie que l’on mène alors, résurgence de l’intime par ricochets ou réflexion, et labyrinthe, géométrie autonome où s’articulent les plans, entre saillance et perspective, circulations et frontalités. Ce que l’on pourrait appeler l’invention de l’espace comme objet. Et par ce détour historique qui fait comme une balise dans la triangulation en quoi consiste souvent l’approche critique d’une œuvre, ce qui se préfigurait d’une attention à l’espace dans sa dimension palpable et affective, de l’inquiétante familiarité, qui, après avoir sinué dans l’œuvre de Piranese, fonderont la métaphysique de Di Chirico, le théâtre de Bacon, tout autant que cette tension scopique que fabrique et exploite le cinéma d’épouvante.
Mais aussi cette sorte de rets, de piège que forme un tableau comme celui des Ménines de Vélasquez, par la multitude de scènes et d’appels qu’il y enchâsse. Et les vertiges qu’explora Sam Szafran dans la jungle de son atelier, la spirale des escaliers de service. Et ce qui se fait dans la confrontation muette d’objets ordinaires qui tient, quelle que soit l’innocence qu’on suppose à leur disposition, à cette rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection que décrivit Lautréamont, qu’illustra Hélion. Mystère indénouable et fascinant, kaléidoscopique.
C’est déjà poser, sur le mode de l’hypothèse, de l’intuition, une généalogie possible à l’œuvre de Mathieu Cherkit. Autant que décrire en vérité comment regarder est toujours répondre d’échos, de résonances, de mises en perspectives, brasser ses propres tiroirs.

Une fois déposés donc sur la tablette pinces, scalpels, écarteurs, il n’y a plus qu’à tourner autour de ce corps qui vous regarde de toute sa surface et que l’on ne sait par quel côté aborder, par quelle face l’envisager. Si vrai que la présence d’une œuvre se manifeste souvent d’un bloc quand la pensée, l’écriture demandent des chemins, des assauts successifs, trahissant ce qui fait chœur en même temps que corps et que les observations successives travaillent à déplier.
Il faudra dire alors comme la maison est un territoire, une figure, un peu comme le terrier, dans la nouvelle de Kafka, est un retournement du mental sur l’environnement, une forme de matérialisation de l’anxiété, de l’intranquillité, en même temps que l’histoire d’un individu s’arrangeant d’être au monde, confronté à l’impalpable de l’espace. Qu’elle ressemble sous cet aspect à un objet transitionnel, comme le théorisa Winnicott, qui permet d’apprivoiser le dehors après avoir été chassé du paradis utérin qu’elle prolonge en un sens sous un mode symbolique.
Je pense au travail que fit à ce sujet Louise Bourgeois. A celui de Robert Gober. De Rachel Whiterhead. Ou encore celui que réalisa Gregor Shneider à partir de la maison familiale, baptisée « haus u r », qu’il reconfigure continuellement et sculpte de l’intérieur comme un dormeur se retourne sur ses rêves lors de nuits agitées. Comme Mathieu Cherkit représente en le réinterprétant sans cesse depuis des années son lieu de vie (d’abord la maison familiale à Saint-Cloud, puis celle de Vallery dans l’Yonne où l’artiste s’est établi et qui semble en être la réplique), Schneider depuis les années 90 reconstruit de manière obsessionnelle des parties de sa maison à l’occasion de ses diverses expositions. Il y a quelque part quelque chose du goût pour les cabanes hérité de l’enfance, qui n’est pas sans faire écho au Merzbau de Schwitters et aux installations immersives des Frères Chapuisat. Cette culture d’une hétérotopie comme la décrit Foucault à l’exemple du fond du jardin, du grenier, de la tente ou du grand lit des parents. Quelque chose aussi d’une butée à mi-chemin entre ces monomanies héritées d’un trauma et l’insistance maniaque qui caractérise une recherche impliquée. Entre ces figures hébétées que peint Jean Rustin, les vases et les pots qui offrent à Morandi l’infini sur un bord de table et la fantasmagorie panoptique des Nymphéas de Monet, déployant l’insaisissable.
Sous certains aspects, on pourrait lire le travail de Mathieu Cherkit comme l’enregistrement ou la prise en considération de l’espace domestique, de sa matière, comme œuvre. Un peu comme d’inviter à regarder ce qui est dépoli par l’ordinaire, le banal, voire le trivial, comme une sculpture involontaire et patiente, réalisée avec les outils de la vie de famille, du ménage. Des artistes ont eu leur muse, des obsessions passagères ou durables. Picasso vu le monde ou vécu successivement son art par les filtres de Fernande, de Marie-Thérèse, d’Olga, de Dora… Cherkit a élit sa maison. Elle est le sujet de sa peinture de manière que l’une se retourne en l’autre : que regardant son salon ou sa chambre, il habite sa peinture. En peignant, il s’installe, mesure ce à quoi il est présent, la figure du quotidien, la présence palpable de l’espace dans son identité propre. Se fait ce que l’on appelle en biologie une symbiose, une sorte de collaboration, ou une coévolution, une cosuscitation, scellant un avenir, un « advenir » commun.
Ainsi, sa peinture est architecturée en même temps qu’elle est une peinture de lieux, dans le sens tout autant topographique qu’affectif. A l’exemple de l’habitation dans ses distributions et comment elle équilibre en une forme unitaire qui tient de la monade ou de ce paquebot qui faisait rêver les modernes à l’instar du Corbusier, les tableaux de Cherkit tiennent du nœud, d’un monde gentiment labyrinthique avec ses pièces dérobées, ses placards, ce que l’on serait tenté d’appeler son inconscient ou ses rêves, ses coincements et les jeux qui laissent la possibilité de circulations, de mouvement, comme il se fait dans un système mécanique. Les plus amples font penser à ces fourmilières ou termitières que pour des raisons pédagogiques on laisse se développer dans des vivariums dont les parois de verre donnent comme en coupe une vue sur les galeries et l’activité industrieuse qui y a cours dans la discrétion du sol. Dans des culs-de-sac ou des sortes d’hernies, le spécialiste vous indique la nurserie, les greniers, comme on désigne sur une planche anatomique les différents organes et leurs interactions. Souvent multifocale ou déployée à la manière des miniatures persanes (avec lesquelles ces peintures partagent un usage libre et tonique de la couleur), des peintres cubistes, des primitifs comme Duccio et Giotto, la perspective qu’offrent les tableaux de Cherkit indique une recherche de lisibilité écarquillée qui n’est pas sans rappeler le projet scientifique des planches et des atlas. Cependant qu’étrangement s’infiltre une équivoque qui glisse vers l’artificiel et l’imaginaire à la manière des rébus, des énigmes que mettent en scène des peintres comme Éric Corne ou Marion Bataillard.
Mais c’est oublier de dire comme deux projets semblent avoir cours simultanément dans l’œuvre de l’artiste. L’un consisterait donc à dépeindre, sur le mode documentaire, le décor d’une vie ou les paysages qu’elle façonne, faits de lieux, d’objets, d’élément de décoration qui parlent d’un goût, d’une époque, en une manière d’ethnographie.
L’autre consiste en l’élaboration d’un tableau qui s’appuie sur ce matériel, en use pour glisser quelques références, quelques jeux, mais s’en autonomise parfois, les détourne, réclamant une certaine lumière, une tonalité, une structuration autonome qui peut évoquer quelques fois Richard Diebenkorn ou Thomas Weischer, Matisse dans son Intérieur aux aubergines. Chaque fragment, chaque objet peut glisser ainsi de la représentation réaliste à peine gauchie à l’irruption d’un morceau de peinture autonome, à un jeu de dégradé, de texture, de collage. Un corps aussi, par la texture de sa surface, par le champ qu’il étire jusqu’aux limites du support, se déchirant sur lui en bavant. Ce qui marque au premier abord, c’est la matérialité de l’image, c’est « comment c’est peint ». Il est des peintres qui usent de toiles fines ou de bois finement enduit, comme des icônes, d’une peinture légère, presque aquarellée. D’autres qui jettent leur dévolu sur la jute grossière, sur le couteau à peindre, l’enduit et la mousse expansive. Ce n’est pas seulement la manifestation d’un goût pour la cuisine rustique ou diététique, les épices ou le sucre. A la manière de Julien Desmontiers ou de Thomas Weischer, Mathieu Cherkit enduit au préalable sa toile d’épaisses couches de peinture, effaçant le grain du tissu sous une peau épaisse qui tout à la fois tend la surface et accuse sur ses fanges une sensualité brute. Cela a pour effet de placer l’objet pictural en équilibre entre une certaine préciosité et une immanence triviale. Ce qui s’élabore comme figuration acquière peut-être par là des allures d’artifice dans cette tension sous-jacente entre espace projectif et matérialité accusée. Il se fait l’effet que décrit Proust lorsqu’il rêvait enfant en suivant sur les murs de sa chambre à Combray les images projetées de la lanterne magique dont on coiffait sa lampe.
« Elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané ». Là, sur son cheval, Golo s’avançait tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. « Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée ». Et Proust de se souvenir de l’enfant qu’il était dans cette chambre devenue semblable à ces aquariums qui apparaissent en ce milieu du XIXe siècle, préfigurant le cinéma, les Nymphéas, la science des rêves, poursuivant les fantasmagories de Robertson et les transparents de Carmontelle : « Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. »

Alors oui, l’oeuvre de Cherkit tient peut-être du projet et de la méthode proustienne, traversée d’éléments autobiographiques détournés, bâtie en une sorte de cathédrale sculptée à même le langage et l’imagination dans les arcanes de laquelle l’anecdotique glisse et se confond avec les méditations les plus intempestives.

Mathieu Cherkit, Equilibre, huile sur toile 230x180cm, 2022. Courtesy Galerie Xippas.

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