Le Mac, entracte (l’obscur)

Mais c’est comme ça que je m’en suis rendu à penser un peu aux obscurités, tentant de distinguer si cela est possible entre les nécessaires et les superfétatoires, les contingentes et les forcées, ambitionnant de distinguer dans les noirs, si je puis dire, ceux qui l’étaient par absence de lumière et ceux qui l’étaient pas occultation ou négligence. Non pas que je me sois fait une obsession de mon manque d’adhésion à ce que je voyais mis en scène dans ces expositions, qui n’était après tout qu’une affaire de goût, ni encore que mon incompréhension de certains projets m’ait poursuivi avec un acharnement sans répit, mais il s’est trouvé que je suis tombé au même moment sur un article de Jean-Marc Undriener traitant de la question et de la « nécessaire illisibilité du poème ». Vaste et récurent problème, donc.

Celle-ci nous avait d’ailleurs effleurés lors d’une rencontre à la librairie lyonnaise Point d’Encrage évoquant le problème du sens, sa nécessité comme la nécessité d’un message. Epineux débat qui fabrique des chapelles et entraine à jouer sur les mots et dont j’ai cherché succinctement à définir un équivalent du côté des arts visuels. Qu’est-ce que le sens ? N’y a-t-il pas nécessairement un sens à chaque chose si celui-ci nait du regard qu’un témoin pose dessus et de tout ce qu’il draine par-derrière lui ? On pourrait prendre n’importe quel objet, mettons un morceau de brique ramassé au sol et dire « ça me parle ». Parce qu’effectivement, interpréter les choses, les relier à notre existence, à notre expérience est la seule façon que l’on a trouvé d’aborder au monde. Toujours la même chose : on cherche à poser un nom, à convoquer ce à quoi ça fait écho en soi, puis on plonge dans une analyse plus fine. Chaque objet éprouve notre capacité à le lire, à l’apprécier, notre intelligence et notre sensibilité. Notre silence n’est dû qu’à nous-mêmes, nos bornes, pas à ce qu’offre le monde.

Avancé ceci, je sens bien les objections : trop facile ! On peut créer à peu de frais si c’est effectivement celui qui regarde qui fait l’œuvre. Le retournement est néanmoins fascinant, et ceux qui envisageaient il y a quelques dizaines d’années un art qui se confondrait avec la vie même ne voyaient pas autrement une dissolution du geste artistique dans une manière d’attention généralisée à tous les objets, faisant que l’art se trouverait justement nulle part et tout à la fois partout. Ainsi considéré, l’artiste, s’il en reste, ce créateur de formes, ne ferait que mettre à disposition des expériences supplémentaires sur lesquelles s’exerceraient les sensibilités tout comme un paysage s’étend devant soi, disponible à qui veut bien se laisser retenir et se donnant différemment à chacun. On pourrait croire qu’effectivement nous en sommes parvenu à ce commerce-là, l’art s’étant plus ou moins fondu avec le divertissement pour envahir l’espace médiatique dans une surabondance de produits plus ou moins raffinés, plus ou moins profonds, plus ou moins ressassés et produits à grande cadence. A chacun donc, dans ce grand abreuvoir, de décider de ce qu’il appréciera furtivement comme simple stimulus visuel et de ce à quoi il décidera d’offrir un peu plus de temps, pressentant que quelque chose en lui appelle à être mis en mouvement et que peut se jouer alors le jeu des vases communicants.
Si en revanche on veut en rester à une position singulière et quelque part traditionnelle, à la distinction des œuvres d’art parmi l’ensemble des productions visuelles, on en revient peu ou prou à ce que mes amis poètes désignaient par « message ». Et c’est là à nouveau ouvrir un débat. Parler de message, c’est affirmer que le poème, l’œuvre sont l’énonciation de quelque chose, c’est à dire l’objet par lequel artiste et poète ambitionnent de dire quelque chose. C’est là affirmer que le poème et l’œuvre enferment un sens qui s’offre à lire. On ne peut pas ne pas voir alors que toutes ces hypothèses ne font rien d’autre que poser la question de l’autorité, la position de l’auteur. Soit qu’il s’agisse donc de faire preuve pour le créateur de peu d’autorité, envisageant qu’il n’est pas en position d’affirmer davantage à travers la forme qu’il propose que ne le ferait le spectateur dans ses interprétations : ainsi le jeu se trouve renversé et s’ouvre un vaste champ d’interprétation, l’œuvre n’étant alors presque qu’un terrain ou une initiatrice comme un beau paysage inspire poètes et peintres. Soit l’autorité est absolue, sévère et il s’agit autant que possible de communiquer une émotion, une idée, un trouble tout en sachant malgré tout, et parfois non sans désespoir, que personne ne percevra tout à fait les mêmes choses. Il s’agira pour l’artiste d’être clair et d’éviter les allusions trop particulières à moins qu’il ne juge déjà par anticipation de son auditoire et s’exprime en fonction, choisissant ses effets comme il sait que ses semblables vont les recevoir. Du moins, l’artiste a bien un but avoué. Ici s’insinue la question de l’obscur ou de l’illisibilité. Et je crois que c’est chez Du Bouchet que j’avais lu pour la première fois il y a longtemps déjà cette difficulté à laquelle se heurtait le poète lorsqu’à force de simplifier ou de préciser, le poème en devenait obscur, difficile d’abord pour la plupart des lecteurs. Et selon Mallarmé, dont il est un des épigones : « tout discours trop clair, en poésie, ment de deux façons : par rapport à l’interlocuteur, en simulant une entente qui ne peut exister jamais, et par rapport à l’objet, en affectant d’oublier l’ombre qui nous la dérobe ». Undriener citant Emaz distingue alors cette « illisibilité par nécessité » due au travail du poème (certaines choses sont si complexes, si ténues, si difficiles à exprimer) à ce qu’il met en jeu d’une « illisibilité par vanité » qui ne serait qu’un artifice formel. Je ne peux m’empêcher de penser alors à cet article de Proust « contre l’obscur » (on peut le retrouver avec quelques autres, dont sa lettre à Rivière sur Baudelaire dans la petite édition de La Nerthe, 7,5€). Et Proust commence par emprunter un jugement ordinaire, de ceux que je pouvais entendre cette semaine en visitant les espaces de la biennale d’art contemporain : face à la « jeune école » : « Moi j’avoue que je ne comprends pas, il faut être initié… D’ailleurs il n’y a jamais eu plus de talent ; aujourd’hui presque tout le monde a du talent ». Qu’on lui réponde que tout ce qui est nouveau semble obscur par le fait même que l’on s’y laisse surprendre et qu’il ne s’agit que de s’y habituer comme à quelque chose en avance sur son temps mais que l’on reconnaitra bientôt comme évidente, Proust n’y voit qu’un sophisme cachant préciosités et fantaisies. Mais encore, il lui semble là déceler une volonté d’être obscur afin de se distinguer. On pourrait retomber là sur les analyses sociologiques de Bourdieu sur le jugement de goût et comme celui-ci effectivement discrimine et entérine des classes. L’obscur serait un style. Le sujet est brûlant, éminemment politique. Toute émotion étant par nature cultivée et tout jugement de goût marquant une différence, ces formes qui s’affirment en marge du sens commun ne sont-elles pas une manière insidieuse d’exclure? (et là je ne suis pas tout à fait d’accord avec le jugement de Jean-Marc sur les ateliers d’écriture qui sont à mon sens une façon d’armer la guerilla). Si j’en dois cependant recentrer le sujet, à en juger simplement, là encore il y a obscurité de langue et obscurité de fond. La troisième position, et la plus répandue, est celle intermédiaire qui consiste à avancer les contours d’un message tout en maintenant sa réception et son interprétation ouvertes (puisque l’on ne sait jamais tout à fait ce qui passe de nos intentions et que de toute façon, tout cela nous surpasse), esquissant des pistes tout en accueillant, beau joueur, les contradictions et les dérives. Position pragmatique en un sens, attentive à la phénoménologie des oeuvres dont celui qui les fait ne saisit pas forcément tout ce qu’elle met en jeu de rapports, tout se qu’elle tisse de liens. Il s’agit souvent pour l’artiste d’affirmer des intentions vagues ou générales : « évoquer » les « problèmes sociaux », ou encore « la confusion qu’il règne entre réalité et fiction » comme on peut le lire sur de nombreux cartels ou textes de présentation. Une autorité flottante si l’on veut. De là une certain agacement pour quelques uns, une incompréhension pour d’autres. Si l’on voulait être fixé, nous voilà bien déçu. Le temps des grandes prises de position avec leurs excès, leurs impasses, leurs revirements semble révolu. Tellement d’œuvres ne semblent que nous informer ou mettre en jeu dans une confusion semblable à celle du monde qu’elles prennent pour modèle ces informations dont nous sommes saturés. Fréquemment on regarde à des mises en scènes dans lesquelles l’artiste n’a fait que prélever dans des images ordinaires glanées sur Internet pour nous donner à mesurer dans des assemblages sommaires avec un regard mi amusé mi critique ce qu’elles ont de kitch et d’absurde. L’artiste ne serait-il que notre double? Là encore, cette figure de distinction semble près de se dissoudre.
La question de l’illisibilité devient alors imbriquée à celle de ce qui s’énonce. Si telle est notre perception du monde, si telle est la nature de notre rapport au monde, comment parler une autre langue que celle-ci, nécessairement molle, nécessairement confuse, sans direction, contradictoire qui se parle ici ? Mais alors, que nous apporte-t-elle sinon un écho de ce que l’on sait déjà ?

Image : Jack Pierson (ennui) la vie continue, galerie Ropac, mars 2013.

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