le mot chien ne mord pas

« le mot chien ne mord pas »
(attribué à F. Saussure et peut-être avant lui à Aristote)

On médite et conjoncture sur ces premières fois où l’un de nos lointains ancêtres aura tracé volontairement un signe ou une figure en la voyant sous sa main se décoller d’elle-même comme trace pour s’insinuer dans l’espace de l’imaginaire, signe. On en piste mentalement l’événement, ce qui s’ouvre de possibles dans l’horizon des récits, comme un deuxième monde par-dessus ou en parallèle des gestes quotidiens et de leur réalité concrète, pragmatique. Un jour l’homme s’est découvert cette capacité, dira Lacan, de produire des traces fausses.
Ça reste toujours magie de voir se former une figure dans une dérive ou un amas de lignes, dans des tâches, dans des objets même, tronc d’arbre ou galet comme celui que l’on retrouva à Makapansgat aux côtés d’ossements australopithèques ou cette pierre-figure d’Abbeville cousine du Cri de Munch et qui l’anticipe de quelques milliers d’années. Les esquisses de Delacroix ont ce charme de laisser deviner dans quelques coups vigoureux des scènes pas tout à fait encore sorties du rêve, les aquarelles et toiles les plus vaporeuses de Turner aussi.
Un réflexe sans doute issu des temps non verbaux et de la nécessité vitale de lire à chaque chose perpétue la distorsion que l’on nomme paréidolie qui fait surgir dans chaque objet suggestif le dessin d’un visage ou d’un animal : du reconnaissable, de l’identifiable. Et, comme la lecture précéda l’écriture, il n’est pas impossible que les premières formes d’art visuel soient nées dans le regard — nées du regard¬ — avant de naître dans les mains, anticipant de quelques centaines de milliers d’années le geste provocateur de Marcel Duchamp, ses « ready-made » et « ready-made aidés ». Comme pour le galet de Makapansgat, créer c’était distinguer, élire, investir. Ainsi se formule le totémisme, par analogie de formes ou de qualités, et se détachent du paysage des sites au profil singuliers dont la toponymie contemporaine tout près de nous conserve encore souvent l’association : le bec de l’aigle, la pâte d’éléphant, la tête de tortue, la roche du lion, la pointe des braves. Des lieux doivent ainsi leur caractère sacré à une découpe dans la falaise évoquant un dieu, une ethnie y reconnaissant un ancêtre tutélaire, un totem. Aby Warburg dans sa fameuse étude des indiens Pueblos mis en évidence comme le rituel consistant à manipuler et jeter violemment sur le sol des serpents vivants avait pour fonction d’appeler la foudre et avec elle la pluie, le reptile se tordant sur le sol ayant quelques similitude avec la décharge des éclairs.
Reprenant les idées d’une méthode projective imaginée dès la fin du XIXème siècle par un certain Alfred Binet, un médecin psychiatre et psychanalyste Suisse, fils d’un professeur d’art et dessinateur lui-même donna son nom à un test psychologique basé sur l’interprétation de taches symétriques — le test de Rorschach— et qui exploite cette propension à déchiffrer, c’est-à dire, à déceler du lisible dans n’importe quelle réalité visuelle. Et, des « pierres de lettrés » ou « pierres à image », aux dessins médiumniques et surréalistes, passant par les illusions de la géométrie et autres pièges de l’esprit, l’art témoigne sous un mode raffiné de ce goût pour l’excitation mentale et la fascination que procurent les projections de l’inconscient et les errements de la conscience ou les vertiges de la perception. Cette pensée symbolique élaborée depuis des centaines de milliers d’année selon les découvertes les plus récentes de l’archéologie et de la paléoanthropologie est progressivement devenue le ciment de notre monde jusqu’à tapisser notre conscience. Aucun regard n’est exempt d’imagination.
Au début du XXème siècle, les peintres cubistes, puis surréalistes briseront l’unité spatiale géométrique élaborée à la Renaissance en Italie pour renouer avec certains arguments antérieurs du primitivisme médiéval et de l’antique, avec l’expressivité fascinante des arts traditionnels d’Océanie et d’Afrique, comme celle des dessins d’enfants et des naïfs ou « outsiders », non sans évoquer parfois la lisibilité élargie que mettent en scène les miniatures persanes. Les peintres Nabis, encouragés par l’ornementation et l’estampe japonaise, renvoyant la peinture à sa réalité concrète de « taches assemblées sur une surface » auront peu avant ouvert la représentation à ses coulisses, jouant de l’ambiguïté du couple signifiant/signifié en mettant en scène la construction psycho-physiologique de la perception. Au même moment ou presque, un artiste Allemand d’origine Russe devait à la fascination intriguée qu’avait produite une de ses œuvres retournée contre un mur de l’atelier et dont le motif, pour ne pas encore dire le prétexte, lui était alors illisible de s’engager dans une aventure lyrique ou les formes et les couleurs ne seraient plus assujetties à une figuration mais traductrices d’impressions, de sensations, d’élaborations abstraites.
L’illusion perceptive s’en trouvait parfois corrigée par la connaissance à la faveur d’une combinatoire mentale, parfois évacuée à l’exemple de ces musiques qui agissent directement sur les sensations en s’affranchissant de toute référence naturaliste ou narration.

Voilà, esquissé à grands coups, ce qu’avaient dans le dos les peintres de la seconde partie du XXème siècle. D’abord, une histoire peut-être soumise à la lecture téléologique qui avait cours alors et qui voulait voir dans l’évolution de l’art occidental, appréhendé de manière métonymique une progression depuis une figuration anecdotique vers une abstraction puis un art concret et conceptuel bientôt dissout dans la performance et le verbal. Mais, bientôt devait se manifester une réalité bien plus inquiète et complexe, non plus linéaire mais heuristique, non plus verticale mais dispersée et composite donnant sur un champ contemporain résolument ouvert, comme en crue, si l’on emprunte l’image d’une force vive débordant le canal qui entendait la contraindre et la guider. En ceci, l’art actuel devait dépendre moins d’une succession que de coïncidences. Moins de principes que de choix subjectifs voire arbitraires. Il n’était plus d’accords contre-nature, extravagants ou anachroniques et le jugement esthétique s’en trouvait libéré et simultanément compliqué. Une perspective pouvait être volontairement faussée, des couleurs utilisées de manière non naturaliste et les déformations des corps ne renvoyaient pas tant à la représentation d’un individu difforme et monstrueux qu’à une recherche d’expressivité, à une préférence pour l’autonomie de la ligne sur la justesse anatomique. En d’autres termes, il devenait également possible de retrouver ce plaisir fascinant de faire naître l’illusion, plaisir qui était le ressort principal de la photographie et du cinéma, comme il l’est par ailleurs du roman, que de se rendre pour un temps crédule, de jouer le jeu de la fiction que de travailler la réalité concrète des formes et des matériaux.
L’art actuel de Rafael Grassi apparaissant comme un travail dans lequel la peinture fait l’expérience de ses moyens propres pourrait être l’exacte illustration de cette situation. Les tableaux de format modeste qu’il réalise depuis plusieurs années, loin de l’emphase des tableaux d’histoire ou des démonstrations spectaculaires évoquent une sorte de laboratoire et presque un répertoire ou un recensement d’agencements possibles, de variations formelles dans lesquelles cohabitent ou plutôt co-agissent le modelé et l’aplat, la profondeur fictive et le plan frontal. A la manière des artistes minimalistes américains prévenant qu’il n’y a rien à attendre de l’œuvre que ce qu’elle donne à voir, ces petits tableaux n’émettent aucun discours, ne racontent aucune histoire, sinon celle, à la manière d’un relevé de gestes ou de positions tels que les arts martiaux en donne la matière dans des katas, des différentes manières de plier l’espace. A ce propos, André Breton avait prévenu en concluant Nadja : la beauté sera convulsive. Baudelaire l’avait déjà noté : le beau est toujours bizarre. A ces prémonitions l’artiste d’aujourd’hui peut répondre car les œuvres de Rafael Grassi conjuguent en vérité assez souvent le convulsif et le bizarre. Ne serait-ce que ces figurines bariolées, extatiques.
Le jeu pourrait avoir son intitulé : prenez quelques objets simples, clichés de l’histoire de la peinture et volontiers inertes comme ceux dont se sont servis les peintres cubistes dans leur période synthétique — bouquet de fleur, pot, toile, bouteille, chapeau, cartes, motifs de tapisserie. Notez comme ainsi envisagés ces objets sont déshabillés de leur usage pour devenir des sortes d’abstractions, des images. A vous ensuite de décider si vous souhaitez les déposer à la surface de la toile comme Matisse fit des formes et contre-formes que ces ciseaux découpaient dans le papier gouaché, si vous souhaitez les projeter dans la profondeur qu’ouvre la même toile appréhendée comme une fenêtre ou si vous préférez enfin mêler ces deux façons à la fois opposées et conjointes par goût de l’équivoque et du jeu. Le caractère ludique de l’opération est chez Rafael Grassi encore accentué par l’usage de couleurs que l’on pourrait qualifier de pop, c’est à dire vives et claires, acides parfois ; par la silhouette enfantine ou logotype des objet, les allures de blagues que prennent les mises en scène d’une bougie dodue ou bancale, d’une figurine prise en pleine cabriole, d’un délire végétal aux airs de motif textile, d’une paire de chaussettes rayées. Sa manière de ne jamais aller au bout de la démonstration, mais de la retourner à mi-chemin sur elle même, de la parasiter de diverses manières. Ce sont des images qui sont prises en charge par la peinture en une manière de mise en abîme : des images peintes dans des images peintes (la perspective étant vouée à être poussée encore lorsque ces dites images sont reproduites sur un carton d’invitation ou affichées dans la mosaïque d’un compte Facebook ou Instagram.
La peinture, semble dire l’artiste, c’est un événement coloré, comme le photographe anglais Martin Parr s’emploie à surprendre l’invraisemblable jubilatoire d’une cravate rayée portée sur une chemise à fleurs ou d’une saucisse de Frankfort à l’aspect « suspectement » artificiel côtoyant un bouchon de sauce moutarde. A ce titre on pourrait évoquer encore les artistes du groupe Support/Surface, Claude Viallat et Vincent Bioulès en particulier. Le premier pour cette définition suffisante et jouissive de la peinture consistant à l’application de couleurs sur un support de toile et le second pour la figuration qu’il reconquit et qui osa mêler le paysage classique, la figuration libre dans ses accointances populaires à la bande dessinée ou à l’illustration et l’expérience ornementale de Matisse. Avancés sur une scène imaginaire, les objets que portraiture quand à lui Rafael Grassi sont présentés comme dans les freaks-shows étaient donnés à voir à un public délicieusement outré et intranquillement amusé des êtres bizarres et sacrilèges : cul de jatte, femme à barbe, siamoises, nain ou géant. Certaines figurines évoquent ces pantins robotiques, ces statuettes tribales qui servirent d’esquisse aux Demoiselles d’Avignon de Picasso, fondues à ce personnage bigarré d’Arlequin qui était devenu une sorte d’alter-ego du peintre dans sa période rose ; on y retrouve les manières plastiques de Fernand Léger « tubiste » ou de certains artistes futuristes « Zaoum » comme Kasimir Malévitch. Zaoum, signifiant en Russe « au-dela de la raison », le titre pourrait être repris comme qualificatif de l’ensemble de ses œuvres. Des œuvres au-dela de la raison, comme au-dela de la vérité rétinienne qui en font, comme les poètes Zaoum l’énonçaient eux-mêmes dans leur Manifeste « la gifle au gout du public ».
En ces références même la peinture continue de parler d’elle-même. Et comme l’entreprise cubiste a été d’abord une entreprise de déconstruction, comme les dessins surréalistes ou médiumniques ont été une manière d’inquiéter la raison, les petites scénettes que peint Rafael Grassi semblent travailler, sinon à déconstruire ce qui fait monde, du moins à en révéler le caractère chimérique, l’arbitraire.

Dans ses critiques des Salons, Diderot, s’arrêtant sur une nature morte de Chardin s’exclamait « il n’y a qu’à prendre ces fruits et les peler… », ventant ainsi le réalisme des textures. Un couteau était peut-être posé en équilibre sur un plateau de table, comme au bord de tomber. Que dirait-il en s’approchant maintenant des travaux dont nous parlons ?

Image : Rafael Grassi.

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