« Toute œuvre est à la fois image, représentation, et présence d’une existence. »
Gaëtan Picon
Lorsque l’on parle de peinture de paysage, ou d’un tableau représentant un paysage, il faut bien entendre que ce que l’on désigne comme un motif – le paysage – est engagé simultanément dans un autre objet, pour ne pas dire un autre objectif déjà duel : la peinture, le tableau. Autant dire qu’un artiste qui a décidé de prendre pour vecteur d’expression ou cadre d’énonciation l’objet tableau engage d’abord son énergie et ses désirs en vue de réaliser un tableau. Naturellement il ne s’agit pas de cet objet manufacturé que quelques compétences artisanales permettent de construire et qu’on bricolait étudiant avant de les acheter tout faits, mais d’une sorte d’objet idéel, une sorte d’unité expressive localisée, alchimique. Un tableau qui « tienne », dit-on parfois. Non pas une somme de gestes, de tâches, de signes, mais leur mise en relation singulière qui en fasse un nouage et un événement qui résiste aux attaques critiques que l’artiste lui-même multiplie tout au long du travail. Et j’avais tenté un parallèle il y a maintenant plus de quinze ans avec l’immeuble ou le livre : cette évidence objective fichée sur l’étendue. Bien sûr le mélange de choix, de décisions et les sinuosités de l’intuition qui modèlent l’œuvre sont difficiles à décrire. On ne saurait pas dire la somme d’interférences à l’œuvre, la somme de savoirs qui sont pour partie le métier acquis, pour partie l’expérience plus générale des choses, la sensibilité et quelques visées obscures. Mais on peut simplifier le mouvement en résumant ainsi : il arrive à un moment que la chose vous échappe et s’éloigne. C’est à ce moment précis qu’advient le tableau. Dans vos mains c’était encore quelque chose d’une cuisine, mais à l’instant de ce recul, le tableau vous apparaît, ayant largué ses amarres, avec sa figure pareille à ces visages qu’on croise dans une foule et s’accrochent un instant dans la conscience. Il vous semble, qu’il soit étrange ou bancal, qu’il correspond ou pas à ce que vous projetiez, que depuis son lieu, il vous répond d’un regard, tout étonné lui-même ou fièrement. C’est le résultat d’un frayage, comme une clairière qui s’ouvre après avoir traversé la jungle laborieuse du travail et du doute.
De même doit-on s’arrêter au terme de peinture vis à vis duquel s’est engagé un mouvement semblable. Car en choisissant ce médium vous avez usé du tableau, là encore comme objet et comme champ, avec l’idée de faire vivre la peinture, de lui donner du champ un peu comme on dit, pistolet au poing, que l’on va « faire parler la poudre ». Il sera affaire de peinture. Oui, cet étrange et familier monde des matières et des couleurs, toutes les tonalités, toutes les textures, opacité et transparence, toutes les applications, les touches et gestes sont le lieu d’une aventure tantôt intellectuelle, tantôt sensuelle, plus généralement les deux mêlées, d’une expérience. Et là aussi il s’agit de faire advenir un monde. Qu’il soit excitant et savoureux, ludique à la façon des labyrinthes. C’est un lieu très physique ce monde de la pâte, des recouvrements, des mixions, des transparences, du pigment, qui vous saisit comme le fait la musique, la cuisine. On y travaille en pensant avec le ventre.
Ensuite vient ce mot de paysage auquel on croyait tout pouvoir assujettir. Et on conviendra que s’il était seul, s’il ne s’agissait que de représenter un paysage « bien fait » ou « ressemblant », reconnaissable comme tel et même harmonieux, l’enjeu et l’engagement ne seraient pas si grands. Les difficultés non plus. Pierre Buraglio l’a montré : ramassez un simple morceau de planche dont la moitié de la surface est badigeonnée de bleu, de vert, de gris ou de quelque autre couleur ; basculez-là de manière à ce que la démarcation soit horizontale : un paysage se fait mentalement. La séparation du ciel et de la terre, du ciel et de la mer. Ainsi d’un dessin minimal d’Oswald Tschirtner composé de deux lignes horizontales tremblées : le plus simple des paysages ; à peine une représentation.
Alors il faut croiser les exigences de la peinture, du tableau et du paysage pour dire que si l’objet est de réaliser cette forme d’image, d’événement que l’on nomme tableau cela se fera à travers le motif du paysage. Que s’il sera question d’une manière ou d’une autre de paysage (il faudrait dire ce que l’on entend par là, toutes les typologies, toutes les manifestations possibles du paysage) ce sera avec l’idée qu’il servira la réalisation du tableau. Et enfin que se manifesteront à cette occasion, ce que l’on nomme « des questions de peinture ».
Il y a, en forçant le trait, quelque chose d’arbitraire dans mon attachement au paysage comme sujet. Et il m’arrive de regarder avec envie ceux qui savent, à l’exemple de Per Kirkeby, le faire glisser aux confins du lisible ou ceux encore, comme Sean Scully, Helen Frankenthaler, Bustamante et tant d’autres, qui s’en passent tout à fait et peut-être y font parfois penser comme nous y font penser Buraglio et Tschirtner.
Quelquefois, c’est le sentiment d’étendue ou de panorama qui caractérise certains paysages qui m’emmène à le solliciter pour réaliser ce tableau, cette peinture que j’analysais précédemment. Ainsi peut-être du calligraphe qui trace au pinceau et à l’encre son poème en immergeant son corps dans l’idée, dans la sensation intériorisée du paysage. Ainsi des œuvres de Fabienne Verdier ou Iroko Nakajima. Je travaille, fouillant dans sa matière ce qui pourrait servir mon projet. Quelquefois, jouant avec, j’opte pour un plan serré si rapproché, je me focalise sur un détail, un jeu de rapports si abstraits de l’idée canonique de paysage, que celui-ci semble alors détourné pour s’apparenter à quelque chose d’hybride entre nature-morte et portrait. On parlerait alors de portraits d’arbres ou de plantes, du portrait d’un immeuble ou d’un muret. Et peut-être d’une sorte de scène de genre dans la mise en relation du végétal et du bâti, c’est-à-dire de gestes lyriques et de formes géométriques. Dans une certaine perspective, le tableau est un groupement de figures, arbre, plante, architecture, muret et même taches ou formes abstraites autonomes. Des figures comme elles adviennent dans la peinture de Chirico ou de Tangy, dans les natures mortes de Morandi ; c’est-à-dire des événements entretenant une conversation libre et pourtant exacte.
On peut à cette occasion noter que, malicieusement, je n’ai quasiment jamais recours au format que l’on dit « paysage » horizontal. Longtemps je n’ai peint que des toiles carrées avant de trouver un terrain de jeu idéal dans toutes les variations du format dit « figure » traditionnellement dédié au portrait. Ces divers choix sont une manière, d’abord inconsciente je crois, de malmener ou de jouer de la plasticité de cette « peinture de paysage » que l’on entend quand on pense à Poussin ou à Rousseau. L’emmener ailleurs, comme l’a fait Kirkeby dans son abstraction stratigraphique ou géomorphique. Mais cela se fait aussi dans la référence à cet archétype et à l’histoire occidentale du paysage en peinture. Paysage qui est indiqué par les variations que je travaille autour des espaces extérieurs et dans l’évacuation déjà évoquée de la figure et de la narration au profit d’une sensation d’espace, d’impressions, d’étendues et de la distribution de volumes et de formes, de motifs végétaux et architecturés. On retiendra pour désigner cette série emblématique de mon travail ce terme de paysage ou quelquefois de paysage urbain ou d’architectures pour s’y retrouver à gros traits.
Revient constamment le motif de la fenêtre, de la vue, et plus généralement de la trame dans laquelle est pris le paysage. Écho à la façon dont il s’est immiscé d’abord dans la peinture européenne comme un détail secondaire, un arrière-plan cadré par une fenêtre, une ouverture, un muret au second plan d’une scène tenue par des figures. Il a à voir avec le décor, l’alentour, l’environnement, le fond. Ainsi le spectateur en est le seul protagoniste, se tenant face à lui comme face à un panorama ou devant une fenêtre. Mais le paysage est aussi un pays, un terroir, une distribution de signes. Et encore un jeu de rapports spatialisés. Et le prétexte à juxtaposer des dynamiques gestuelles, des textures, des formes et des couleurs à la manière d’un certain paysagisme abstrait, d’un paysage mental ou du paysage de sensations. A certains égards, le motif, la grammaire du paysage est une architecture que j’utilise pour échafauder un tableau, parcourir, élaborer un monde pictural dans lesquels les sensations, les impressions, les souvenirs déploieront leurs charmes. Et si chaque motif suscite une manière de peindre, un traitement, des gestes, le paysage devient le synonyme de la peinture dans sa préoccupation si je puis dire purement picturale (et non seulement son emploi mimétique). Les deux se mêlent de manière intriquée pour former, forger ce que Deleuze appellera souvent « le fait pictural » et qu’il caractérise comme un jeu de forces. Le paysage, dans ses dimensions géologiques n’est-il pas la matérialisation immobile et mobile de ce jeu de forces ? On pense alors à sa définition orientale et au terme chinois de chan-shui accolant la montagne et l’eau en même temps que l’immobile et le mobile, l’opaque et le translucide, le silencieux et le bruissant, le massif et le fluide… Tout un jeu de forces et de rapports stabilisés en quelque sorte par cette notion englobante de paysage qui ressemble alors à une équation. Équation qui rappelle celle du tableau lui-même dans la définition que j’avais qualifiée d’idéelle que j’en faisais.
On peut imaginer comme il peut être excitant de manipuler ces notions, ces dispositifs, ces matériaux pour mettre en tension la vue ou la « vedute » occidentale, trame et découpe auquel le tableau cette fois dans ses caractéristiques formelles semble répondre, et l’impalpable jeu sensible que pointe le paysage chinois. D’y considérer aussi cette sorte d’intermédiaire qui a à voir au templum, à l’ouverture d’un champ presque métaphysique, un espace autre, hétérotopique dans l’acception de Foucault, avec sa rythmique propre, lieu de la mise en scène de signes comme chez Miro ou Kandinsky. C’est passé ces détours, considérer ces différentes perspectives et comment elles peuvent se combiner que l’on peut alors parler de paysage en peinture non plus comme la simple réalisation d’un archétype canonique, la culture d’un genre, mais comme un nouage et un frayage, pour reprendre des mots lacaniens. Une tentative alchimique et joueuse.
Image : Helen Frankenthaler, Riverhead.
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