le temps du regard

On a beau être là, les yeux ouverts face au paysage, regarder un mur de pierre dressé comme en travers du temps, tenir dans l’espace de la vue un large pan d’horizon, et du ciel, l’image que l’on s’en fait au-dedans n’a rien d’immédiat, d’instantané. Monet, comme Cézanne, battant la campagne, sait qu’une toile, quand bien même elle ne serait définitivement plus pour lui —pour eux— cette « cosa mentale » à laquelle la soumettait Vinci, est plus qu’une vue, quand bien même l’aventure en laquelle ils se sont engagés est un mouvement de dégagement des codes et conventions historiques, des élaborations savantes de l’art intellectuel et référencé. Non, il n’y a pas qu’à ouvrir les yeux comme on ouvre une écluse et laisser s’engouffrer ce qui se trouve devant. Il n’y a pas qu’à saisir ce qui passerait négligemment là devant ces deux billes qui percent du visage comme des vigies ou des sentinelles. Le regard, comme la toile, notera plus tard Gilles Deleuze, est déjà encombrée de clichés, peut-être d’habitudes ou de réflexes, de principes qui, si l’on n’en prend pas garde, si l’on ne garde pas l’œil, peuvent s’abattre sur vous et ravaler le travail dans ce purgatoire où macèrent les œuvres mineures et les seconds couteaux. Par là on n’existerait qu’à peine. Le danger est autant au-dehors (les conventions sociales) qu’au-dedans (celles que l’on a intégré, ses propres limites). Et il faut être vigilent, redoubler d’effort pour inventer sa propre manière, pour se dégager soi-même, ou, comme disent les philosophes, pour devenir ce que l’on est. C’est un travail critique, une vigilance de chaque instant, une exigence aussi. Combien de motifs laissés par-derrière l’épaule, d’image entr’aperçues, abandonnées à la recherche d’autre chose ? Combien de toiles gâchées d’un manque de fermeté ou d’abandon ? Combien de scrupules ? Sortir au plein air était déjà une tangente, une manière de rompre la chaîne, de détourner l’héritage de tous ces peintres d’atelier, des dogmes, de la pompe, mais il fallait encore s’ouvrir grand les yeux, s’ouvrir grand le cœur pour y laisser rentrer un peu d’inconnu, apprendre à reconnaitre la brèche pour s’y jeter ; avide, comme l’écrivait Baudelaire, d’y trouver du nouveau. Tout cela nécessite un travail sur soi et de l’opiniâtreté, une certaine indépendance et force de caractère, des stratégies parfois. Parfois on s’arrête sur un sentiment. Le regard est comme une inspiration profonde, mais retenue. Rien n’est encore joué. On entrevoit simplement une ouverture dans un fourré. Le désir a jeté son grappin. La seconde partie du travail commence, sans quoi tout ne fait jamais que s’évanouir, le désir s’étiolant emportant dans son reflux les certitudes, les promesses, le début du cerne par lequel le sentiment premier devait se définir, parvenir sinon au dicible, à cette forme que certains tableaux, certaines images, certaines œuvres conservent vif et exhalent autour d’elles, comme font les fleurs, et qui feront que cent ans après des gens détournent leur chemin en traversant les salles d’un musée pour aller se coller devant sans l’avoir décidé. Dans l’œil les choses s’agrègent par cette respiration dont la sensibilité devient le témoin. Les masses, les couleurs, les lumières deviennent lisibles. Le travail de la main aide à cela, suivant ce qui fouille à l’instinct par l’œil ou par le ventre, le précédant parfois quand tout va et que l’artiste ressent cette félicité euphorisante que connaissent ceux qui pratiquent l’improvisation musicale ou dansée, ceux qui à la faveur d’une vague ou sous le vent ressentent la détente du surf ou du planning. L’œil boit la sensation tandis que la main touille la pâte, presque autonome, comme on dit que le sont les tentacules d’une pieuvre, vient sur la toile guider le geste, y retourne se confirmer, emportant dans une mémoire fugace, comme celle d’un contact, ce qu’il a vu et qui s’estompe déjà. « Le bord commence à bleuir ; le bleu à son tour, progressant vers l’intérieur chasse le pourpre. L’image s’efface peu à peu, devenant à la fois plus faible et plus petite », notera Goethe de cette mémoire physique, rétinienne. Combien de fois en une heure de temps alors que le poignet continuera de tourner, de piquer ici et là sur la palette pour se tendre à nouveau, attentif au coup que portera le pinceau sur la toile, à toutes ces modulations possibles qui animeront les touches de couleur ? L’imprégnation, et la résorbation, semblable à ces traces sur le sable que les vagues boivent en s’étirant, avant qu’un détail à nouveau s’empreinte sur le fond de la rétine. Comme une cloche courte qu’il faut choquer cent fois pour qu’elle tienne la note. Rien d’immédiat ni de continu dans la naissance d’une image, dans son invention. Schelling, l’aura noté : « nous ne vivons pas dans la contemplation ; notre savoir est fragmentaire, ce qui veut dire qu’il doit être constitué par fragments, et cela à force de divisions et de sectionnements ». Si le cadre que se donne le tableau en est un des premiers mouvements, le duo de la main et du regard prélève encore par portions. Et dans ce qu’il ignore ou occulte et ce qu’il accuse, ce qu’il distord ou traduit, le peintre tisse subjectivement son image à partir d’intuition, de volonté, d’occasions et de lacunes. « Dans la nature, nous voyons tous plus ou moins les mêmes choses, mais tous ne sont pas capables d’exprimer de qu’ils voient. Chaque chose, avant de parvenir à son état achevé, parcourt certains moments, une suite de processus dont chaque processus nouveau pénètre le précédent et le conduit à sa maturité ». Une visée purement sensible à laquelle tout ne parvient que sous la forme d’un agrégat de formes colorées diversement ombragées alterne à une visée instruite plus conceptuelle accrochant chaque perception ou sensation à un objet identifié. Des souvenirs et d’autres images, comme en surimposition, s’y mêlent en un mouvement continu de flux et de reflux compliqués de tourbillons comme on en voit en mer autour des rochers, dans les reliefs des côtes. Ce sont des jeux d’étanchéité et d’infiltrations, des strates, un feuilletage qui parfois, à la manière quantique devient le théâtre d’accord ou d’accouplements, de liaisons invisibles.
La lumière a changé, et avec elle le visage des choses. Le peintre empoigne une autre toile, la fixe devant lui sur le chevalet de campagne, ajuste sa palette, se relance sur la piste de cette nouvelle image qui dans le cadre de la première a pris sa place. Dans une heure, relevant les yeux sur le paysage après avoir travaillé une nuance, rajouté du jaune ou du bleu de Prusse, il ne reconnaitra pas ce à quoi il œuvrait. Du rouge s’est infiltré, soit qu’il soit apparu par en dessous du bleu pendant qu’il faisait ses mélanges, soit qu’à force d’acclimatation, par un travail de dissolution des couches successives du réel, l’œil s’y soit rendu sensible ne voyant à force d’insistance plus que lui. Il faudra une toile de plus. Laisser venir cette musique nouvelle, s’en imprégner. Relancer l’œil et la main sans effrayer les oiseaux. Sans tarder, mais calmement, le sang froid. Se glisser dans l’instant. « La vérité, écrivait Hegel un demi-siècle avant que le peintre cale son atelier sur le motif, n’est pas une monnaie frappée qui peut être fournie toute faite et que l’on peut empocher comme ça ». Seul le fantasme est figé. La réalité, même la plus immobile est toujours changeante. C’est par une configuration nouvelle du regard que ces changements subtils de tons qui donnent de loin son relief à l’étendue ridée de l’eau n’étaient plus des teintes secondaires venant nuancer le bleu vrai de la mer mais le relief premier, fait de mottes de peinture, qui, ponctuant cette étendue, se révélait en être le sujet même, tout en avant des mots : un festonnage de rose pâle mêlé de jaune. Ce qu’il avait sous les yeux n’était plus un seul objet continu, simplement animé de nuances, et que l’on pouvait nommer mer, mais un agrégat confus, illisible, singulier, de couleurs juxtaposées. Il fallait habituer les yeux à ne pas reconnaître ce qu’ils voyaient. Il fallait les envoyer nus pour qu’ils voient enfin à nouveau. Cette innocence cherchée, John Ruskin, en ferait presque la définition de la peinture moderne. Une peinture se manifestant sous la forme d’un « désir d’effacer tout ce qui précède, dans l’espoir d’atteindre enfin un point que l’on pourrait appeler le vrai présent ». Comme un aveugle à qui la vue serait subitement rendue. Pour la peindre, il faudrait ne plus savoir ce que c’est qu’une côte, une falaise, le ciel, la mer. Une forme blanche posée dynamiquement là-dessus.
Un peu moins d’un siècle plus tard —une paille, si l’on considère l’accélération sans précédent de ce siècle¬— c’est cette volonté d’atteindre un art du présent qui fonde celui d’Andy Warhol. Pour ce jeune homme intelligent et ambitieux, avide de reconnaissance, de gloire et de fortune, mais mal à l’aise avec les autres comme avec ses propres sentiments qu’il s’obstine d’anesthésier, ce qu’il appelle et aime dans la modernité c’est sa superficialité. En somme qu’elle soit tout entièrement surface, naïvement, intensément et avec ce quelque chose de rassurant que ça induit : un monde sans arrière fond, sans caves, sans mémoire, presque figé hors du temps, transparent à lui-même. Cette expérience phénoménologique dont il témoigne, Monet en son temps sur le motif ne l’a-t-elle pas vécue ou appelée jusqu’à ne plus vouloir qu’être cet œil auquel on avait pu le réduire (« qu’un œil, mais quel œil ! ») : « je me suis rendu compte, si vous regardez quelque chose assez longtemps, toute signification disparait ». Le regard se libère du piège de l’interprétation sans fin qu’installe le désir de signification et l’espoir d’une transcendance, d’un au-delà, comme l’écrit Mériam Korichi. Cette absence de pathos qui distingue l’art impressionniste du Romantisme et même d’un certain réalisme social et du Symbolisme se retrouve d’une manière assumée chez Andy Warhol, dépourvu de tout discours critique ou sociologique, de tout lyrisme, ce dernier assurant aimer les choses ordinaires, tout simplement : « Quand je les peins, je n’essaie jamais de les rendre extraordinaires. Je veux seulement les peindre ordinaires-ordinaires. » Bernard-Marie Koltès aurait pu poursuivre : « Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe qui qui soit un bout de notre propre monde et qui appartienne à tous ».
Si l’Impressionnisme d’une certaine manière poursuit et prolonge le Réalisme, le Nouveau réalisme qui s’appellera bientôt aux États-Unis « Pop art », prolonge dans un ultra-modernisme quelque chose du mouvement impressionniste. Non pas seulement de manière anecdotique dans la mise en avant de la physionomie même de la modernité, à travers le trivial d’un pont, d’une gare, d’un réfrigérateur ou d’une bouteille de Coca, mais dans la conquête de ce « vrai présent » qu’évoque Ruskin et de sa surface d’inscription. Un tableau, pour Monet comme une image pour Warhol, ne renvoi plus alors qu’à lui-même, c’est-à-dire à ses qualités esthétiques ou sensorielles. Tandis que d’autres cherchent philosophiquement le monde en soi, dit Monet, lui « exerce simplement son effort sur un maximum d’apparences ». Ce qui sera aussi, poussé à l’épure la plus extrême, le projet des artistes minimalistes américains, une œuvre dans une ultime transparence se résumant à ce que l’œil pouvait en saisir : « what you see is what you see », selon la célèbre formule de Frank Stella. Monet et Warhol partagent en somme cette même ingénuité cultivée, revendiquée, et, si l’on entend l’accueil critiques qui leur était fait, conquise âprement et tenue ferme.
A près d’un siècle de distance, ils essuieront les mêmes railleries et indignations, accusé pour le premier de s’affranchir des règles et du goût convenus pour produire des images superficielles, sans fond, sans propos ni fini, pour le second d’opportunisme, de superficialité et d’impersonnalité. De Monet, un critique, Louis Leroy, ironisa, en 1874 : ce que nous donnait à voir ce jeune homme était une impression, bien sûr puisque l’on se trouvait, sous son emprise, impressionné ! La toile qu’il avait impudemment proposé au public était à ses yeux une ébauche confuse. Théophile Gautier, peu de temps avant avait pareillement jugé des toiles de Daubigny qui, à l’entendre, se contente d’impressions, aucun de ses travaux ne méritant le statut de tableau, mais seulement celui d’ébauches, et encore, d’ « ébauches peu avancées ». Quant aux artistes pop dont Warhol devient un des plus repérables représentants, ils étaient pour les représentants de l’Expressionnisme Abstrait la décadence et la vulgarité même. Ils avaient en commun avec tout académisme, clamait en 1962 le conservateur du Moma, Peter Selz, « y compris d’ailleurs l’art nazi et l’art soviétique, une acceptation complaisante des valeurs admises », et des plus basses et triviales.
Monet, ignorant que l’année même de sa mort apparaîtrait dans un village rural d’Europe centrale, où l’on parle ruthène, un mélange d’ukrainien, de slovaque et de hongrois, un jeune homme pâle et chétif nommé Andrew Warhola, est un peintre poursuivi jusque dans le sommeil par les couleurs comme un souci. Il veut peindre « l’air dans lequel se trouvent le pont, la maison, le bateau. La beauté de l’air où ils sont. », ce qui, il le confesse, n’est rien d’autre qu’impossible. Multipliant les toiles, inventant la série, il poursuit l’insaisissable, se désespérant parfois de n’être capable comme le sont les photographes d’instantanés. Au début des années 60, de l’autre côté de l’Atlantique, réalisant 32 peintures de boites de soupe Campbel, comme un catalogue impersonnel des différentes recettes, Andy Warhol ignore très certainement tout de ce peintre français. Mais cette remarque que fait un critique à son propos, à changer le nom et le sujet, les rassemble : « s’il peint vingt fois Marilyn Monroe, c’est parce que c’est telle qu’elle lui apparaît : vingt fois différentes ».

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