Finalement, et sans que l’on ait voulu répondre aux sollicitations, aux images de plage avec serviette et « roman de l’été », on aura pris des livres dans les valises et on aura profité, hors du temps compact, de ces quelques plages de lecture pour faire baisser la pile de ces livres que l’on se promet de lire depuis des mois ou pLus. D’abord, la pile s’est constituée. Les choses qui de longue date attendent mais que l’on sait passage obligé : Proust, Joyce. Et envies réactivées dernièrement encore à écouter la conférence de François Bon, la lecture de Guillaume Gallienne. Un essai d’Hannah Arendt, l’idée venue sans doute d’une discussion avec Ph. Et actualité d’un film. Des choses croisées en librairie et qui rejoignent un intérêt quelconque : l’invention de la nature, deux essais de Didi-Huberman dont un trouvé en soldes. Les œuvres complètes d’Albert Cossery depuis longtemps et celles de Duras. Quignard après avoir pas mal tourné autour pour la forme fragmentée et l’usage que j’en fais moi-même. Sebald entamé, oublié, auquel je reviendrais pour son rapport à la mémoire, à l’archive, à la photographie. René Crével, ses écrits sur l’art. Cummings et Aiken conseillés par Phil. Beckett, parce que je ne me souviens plus si j’ai lu Molloy ou toujours passé à côté. Tout ça qui attend encore.
Lu Ellis Island de Perec (éditions POL, 10€). Parce que jamais encore lu, parce que livre de mémoire, de l’errance aussi ou de l’exil, de ce qui se laisse comme trace et se perd dans ce mouvement d’errance ou d’exil. Pour le caractère improbable de ce lieu. La dictée du Brevet cette année en reprenait un passage.
Lu Géologies de Pierre Bergounioux (éditions Galilée, 11€). Presqu’une obligation à chaque fois de lire le dernier Bergounioux. Savoir que l’on aura l’impression de relire ou à peu près quelque chose déjà lu dans un livre précédent mais chaque fois légèrement déplacé. Les déterminismes des lieux, ce que la physionomie des paysages doit au sous-sol et ce que nos penchants d’âme doivent eux-mêmes à ces paysages. Pierre Bergounioux est l’image actuelle de cette lutte acharnée, positive, d’assujettissement du réel, d’objectivation. Il ne s’agit pas de dériver par-dessus les apparences, mais de comprendre ce qui se cache derrière et détermine le cheminement de l’humanité.
Lu aussi un certain nombre des articles de Crevel (Ecrits sur l’art, éditions Ombres, 12€) et pour répondre à ce que me renvoyais Bergounioux dans une lettre j’aurais pu lui copier (mais comme pour taquiner) ces formules savoureuses : « En attendant, il importe de dire et redire que le défaut de connaissance se trouve en fonction directe du défaut de dialectique. Et c’est pourquoi après avoir très équitablement constaté « la décomposition de la nature en ses parties intégrantes, la séparation des différents phénomènes et objets naturels en des catégories distinctes, l’étude intime des corps organiques, dans la variété de leurs formes anatomiques, telles étaient les conditions essentielles des progrès gigantesques qui, dans les quatre derniers siècles, nous ont portés si avant dans la connaissance de la nature », Engels non moins équitablement constatera : « Mais cette méthode nous a légué l’habitude d’étudier les objets et les phénomènes naturels dans leur isolement, en dehors des relations réciproques qui les relient en un grand tout, d’envisager les objets, non dans leur mouvement, mais dans leur repos, non comme essentiellement variables, mais comme essentiellement constants, non dans leur vie mais dans leur mort. Et quand il arriva que, grâce à Bacon et à Locke, cette habitude de travail passa des sciences naturelles dans la philosophie, elle produisit l’étroitesse spécifique des siècles derniers, la méthode métaphysique ».
Plus loin, il me réconcilie presque avec le projet de Dali : « Ainsi Breton nous avait-il convié à l’Introduction au discours sur le peu de Réalité. Dali, lui, écrit, dès la première page de la Femme Visible : Je crois que le moment est proche où, par un processus de caractère paranoïaque et actif de la pensée, il sera possible (simultanément à l’automatisme et autres états passifs) de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la réalité ».
Lu En taxi dans Jérusalem de Sabine Huynh (et Anne Collongues pour les photographies, éditions Publie.net, 4,99€). Suite de dialogues brefs entre la narratrice et les différents chauffeurs qui la conduisent à travers Jérusalem. Sortes d’esquisses sociales qui finissent par dessiner un portrait de la ville en laissant apparaître à travers l’ordinaire des échanges des vies, des personnages, des questions sur les rapports humains, les différences, la complexité de ce que met finalement en relation la ville. En ai profité pour relire d’Anne Collongues (au texte cette fois), Quatrième étage (éditions Publie.net, 0,99€). Bref récit d’impressions coagulant des petits instants de veille où le dehors que l’on observe communique avec le dedans des sensations, des souvenirs, des fantômes.
Lu La mer et l’enfant de Sabine Huynh (édition Galaade, 14€). Drôle d’impression à ce que fabriquent les réseaux sociaux : Je ne connais pas Sabine Huynh, ne l’ai jamais rencontrée physiquement, à peine échangé un commentaire ou deux à propos de je ne sais quoi et pourtant l’impression d’un compagnonnage. Disons qu’elle fait parti de ces personnes qui semblent avoir toujours p Lus ou moins été là, témoins des mêmes échanges. Parce qu’on est là derrière l’écran à suivre un peu de nos vies, qu’on perçoit nos présences respectives. Anne aussi, pas croisée physiquement p Lus d’une fois et bien furtivement, mais simplement l’impression parfois de cheminer ensemble (premiers livres publiés à peu près ensemble et chez le même éditeur, tous les deux à sortir des Beaux Arts…). Pour dire qu’à priori, la couverture, le tire : pas un livre vers lequel je me serais dirigé naturellement (je lis très peu de fictions, de livres narratifs – ou davantage allusifs). Et puis j’ai avancé. Il y a un fond atroce, un infanticide que l’on devine, que l’on finira par situer dans une scène de folie sur une plage. Et puis cette question des espaces qui deviennent des lieux étanches de la tête à l’appartement et ce Lui loué à côté où on a déposé ses propres fantômes et le lieu indéfini où est parti le père et la maison de santé et le lieu écrit auquel on confie et, propre de l’écriture, retourne en Lui-même les lieux réels pour leur donner le statut instable de la fiction.
Sabine à Lu La Traversée, fiction que j’ai publié l’année dernière et il m’amuse de trouver entre nos deux livres une même présence de la folie, de la fuite avec présence (plus discrète chez moi puisque renvoyée en préface alors qu’ici centrale) de l’enfant ou p Lus exactement de la maternité (ou paternité). J’ai écouté Tanguy Viel à propos de son Roman Américain faire cette distinction entre la littérature de tradition Américaine géographiquement située et stable, constamment attachée à définir la caractère Américain et la littérature de tradition Européenne qui se construisant sur le socle plus stable du « vieux continent » a sans cesse appelé la figure de l’errant, de la marge, de ce Lui qui échappe ou dérive.
Lu Espèces d’espaces de Perec (éditions Galilée, 24€). Impossible de le retrouver dans ma bibliothèque ou de me souvenir à qui j’ai bien pu le prêter qui ne me l’a pas rendu. Dû le racheter. Et là c’est plus directement outil de travail. Il me fallait, comme j’avançais dans la rédaction de mon propre livre, en faisant de l’espace le lieu central, vérifier que je n’avançais pas exactement sur la même route. M’a marqué cette façon si simple d’écrire, d’expérimenter en confiance. Une forme datée qui me semble impossible aujourd’hui. Comme si c’était l’ébauche d’un livre à faire, quelques notes jetées à la hâte. Le livre semble être le projet de Lui-même.
Lu Des métamorphoses de Marie Cosnay (Cheyne éditeur, 16€). L’avais connu avec Dialogues des morts et la présence prépondérante des textes anciens (son travail d’enseignant et traductrice). Contact poétique qui m’évoque parfois Quignard dans le même mouvement. Le rapport à une langue pure, quelque chose comme un cristal mais compliqué de ce que renvoient les reflets. Ici comme d’étirer un long rêve avec scènes et personnages se fondant les uns dans les autres en une coulée délirante où toujours les choses vacillent et toujours la recherche de à quoi s’appuyer. Tout ça précipité dans la course narrative. Et même chose de ce que je disais de Sabine Huynh : je ne connais pas Marie Cosnay, mais à la lire, percevoir à l’écran sa présence parmi les « amis » fonde une certaine proximité virtuelle. J’ai acheté d’elle aussi La bataille d’Anghuiari, pensant à la fresque perdue de Léonard. Pas encore Lu.
Lu Roman-Photo d’Hugo Asta (édition la Termitière, 4€). Bref récit poétique d’images et bribes accrochées qui évoquent en littérature ce qui se faisait au cinéma à l’époque de la Nouvelle vague et les montages de Godard plus particulièrement. Et peut-être est-ce déjà un film dans sa forme lapidaire.
Lu N d’Eric Pessan (et Mikaël Lafontan pour les photos ; édition Les Inaperçus, 13,5€). Ici encore pourrais-je dire, suite à Tanguy Viel, une exploration de la figure de l’errant, de ce Lui qui s’exile du corps social pour dériver dans les marges de la sauvagerie, de la folie.
Lu Les SMS de la cloison, de Philippe Rhamy (éditions Publie.net, 3,49€). Là encore pour moi le paysage Web, ses façons d’archipel et la familiarité virtuelle qui s’instaure via Remue.net, puis Publie.net et contacts arrivés on ne sait plus comment sur Facebook. Brièvement échangé par quelques commentaires d’images avec Philippe Rhamy et aperçu dernièrement l’annonce de son prochain livre : « béton armé », dont le titre me rappelle celui sur lequel je devais improviser vingt minutes d’oral à l’agrégation, été 2007. L’écriture de Rhamy vient du corps, de la condition souffrante et précaire dans laquelle la maladie l’installe. Et cette forme de retrait au monde qui lui est imposé le place déjà doublement en position d’écrivain : si la littérature est résurgence, émergence ponctuelle de soi et si elle est par ailleurs « mise en miroir du monde par le langage », comme l’écrit synthétiquement François Bon. Ici, plongée intense, position allongée, lit d’hôpital, lumière que l’on imagine égale, seulement la main pour taper sur le téléphone quelques SMS témoignant des sensations, des pensées. Parois du corps, de la chambre, du petit écran par lequel échanger avec l’ami qui ailleurs, mêmes conditions, côtoie lui aussi la mort et la douleur.
Lu Anna Livia Plurabelle de James Joyce dans l’exercice de traduction de CK Odgen (traduit en Français par Ph. Blanchon, éditions La Termitière, 4€). Impression que l’étau se resserre. Joyce à nouveau, après la nouvelle traduction de Musique de chambre (éditions La Nerthe, 12€) et l’essai de Blanchon paru chez Golias (Joyce, une lecture amoureuse).
Lu La victoire de Van Gogh de Philippe Blanchon (éditions Golias, 9€). Pas besoin de redire ici l’accompagnement fraternel. Après la publication en poche des Lettres à Emile Bernard, ici un bref essai qui tente de restituer l’œuvre de Van Gogh au-delà ou par-devant sa ou ses mythologies. Un mouvement que promeut au même moment une exposition à Amsterdam (et le catalogue qui en témoigne : Van Gogh à l’œuvre,Coédition Fonds Mercator/Van Gogh Museum, 51 €.) revenant sur les moments de formation de l’artiste, sa recherche, les maladresses qui sont les siennes parfois, les tentatives, les influences et les recherches théoriques qui replacent l’œuvre de Van Gogh dans son humanité, son travail quand on a souvent voulu n’y voir qu’un fulgurance folle, inexplicable, mystique au sens des « miracles ».
Lu rapt de François Rannou (mais peut-être devrais-je écrire françois rannou comme faisait e.e. cummings, éditions La Nerthe/La Termitière, 14€). Avec La chèvre noire (éditions publie.net, 3,99€) je découvrais une façon de faire violemment se libérer des voix autour et dans cette figure du sacrifice. Ici encore, la ligne qui se dessine et s’interromps par moment ressemble à ces thèmes de jazz autour desquels on brode des improvisations, des choses qui se défont, prennent leur autonomie puis reviennent jouer dans le fleuve central. Il faudrait plusieurs voix, plusieurs tons pour dire en même temps avec parfois des rencontres sur quelques termes communs ; comme les mots s’enchevêtrent, s’adossent les uns aux autres au scrabble. On ouvre les pages et une voix s’échappe, horizontale pour tracer une corde de page en page tandis qu’à cheval sont piquées d’autres voix. Et au centre se sont des stèles qui verticalement et avec légèreté ponctuent comme des stations une traversée du continent par ses capitales pour finir « ailleurs » ou en « Bretagne intérieure » avant qu’à nouveau les voix jouant l’une après l’autre reprennent.
Lu Un temps incertain de Bernard Noël (et estampes de Jean-Marc Brunet, éditions Aencrages&co, 21€). C’est acheter autant un texte qu’un objet : on se surprend à caresser le papier, sentir le léger gaufrage des caractères. Bien sûr Bernard Noël est depuis longtemps une sorte de balise dans le paysage littéraire large, que ce soit poésie ou essais, romans. Là en plus comme un geste amical, façon de donner corps aux pensées que j’ai pour lui, nos échanges dernièrement et le gouffre qui les veille. Ces questions qu’il formule ou dans sa générosité nous aide à formuler, ce sont aussi les nôtres : « les mots en sont-ils une chacun en soi/ ou bien faut-il qu’à rebondir sur les choses/ ils n’éprouvent que la vanité d’être/ ce peu de souffle vite tombé/ vite dissout dans le silence (…) ».
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