Lee Bontecou, sculptrice d’espaces et de l’âme.

Les premières œuvres de Lee Bontecou, c’est aux alentours de 2007, au Palais de Tokyo. J’étais diplômé des Beaux-Arts depuis peu, je préparais ou avait déjà obtenu l’agrégation. Une exposition collective dont j’ai du mal à me souvenir du contenu et des artistes présentés. Façon peut-être de dire comme une exposition est une sorte de rêve qu’on traverse et qui vous traverse.
Comme il est courant, les différentes choses vues à différentes époques en un même lieu ont tendance à se confondre, finissant après des années par inventer une sorte d’exposition infinie, à double ou triple fond, un peu comme une page de Proust avec ses paperolles. L’anamnèse aussi est une sorte de rêve. Alors, était-ce dans cette même exposition, l’imposante sculpture en pierres de Deware et Gicquel ? Je ne sais plus. Étrange dépôt de la mémoire kinésique, je ne me souviens que d’une salle avec un grand mur sur ma droite et quelques tableaux reliefs assez âpres, évoquant quelque chose de l’esthétique des années 60 dans leurs jeux de courbes, mais sans les couleurs pop. Des constructions complexes extrudant le tableau pour gagner la troisième dimension à la manière d’un volcan, d’un œil exorbité, dans cette dynamique que j’avais retenue des visages sculptés de la porte du baptistère de Florence, dite Porte du Paradis, parente de La Porte de Enfers de Rodin. On pouvait penser pour tenter de se situer ou de situer l’objet dans notre paysage culturel à Frank Stella dans ses tableaux reliefs récents, mais croisé avec quelque chose de plus grave, presque tribal, assez rêche et peu séduisant au premier abord.
Surnage l’image d’un tipi de cuir parcheminé ou de jute, de terre brune, de vieux journaux jaunis, comme ceux qu’on retrouve dans des caisses à pommes, sous des couches de poussière, oubliés dans la cave par le précédent propriétaire. Des yeux de poissons ou de caméléons, des carlingues d’avions rapiécées, des lance-torpilles, des pièges. Mais très vite, s’y mêlent des sculptures en taule froissée de John Chamberlain, et même des sculptures de Pincemin. « Ni peinture ni sculpture », « objets spécifiques » dira Donald Judd.
A cette époque, le goût pour l’esthétique vintage des années 60 et 70 restait une passion confidentielle, à l’abri des radars. J’avais hésité à identifier ces œuvres comme contemporaines et atypiques ou exhumées d’écoles obscures marginales à la sculpture anglaise de la fin du XXe, voire d’un oublié de l’art cinétique, comme on dédaignait alors les tableaux et sculptures faites de fils tendus (des images me viennent, mais de noms, aucun); d’un épigone de cubisme et du futurisme croisant la Tête de femme de Naum Gabo, de 1927, les masques Dada de Marcel Janco et le fameux Monument à la Troisième Internationale de Vladimir Tatline de 1920. Quelque chose dans le jeu de tubulures évoquait la période tubiste de Fernand Léger, Le passage de la vierge à la mariée ou le Nu descendant l’escalier de Duchamp.
Dans ma tête se faisaient des croisements entre les roto-reliefs de Marcel Duchamp et les sculptures de Sobrino de Tinguely et de Takis. Je n’avais retenu ni le nom, ni la date. Et, une actualité chassant l’autre, nous avions seulement confirmé avoir été retenus et intrigués par cette œuvre inconnue avant de passer à autre chose.
Ce que l’on fait de ces choses-là, c’est un mystère. On les oublie dans des zones intermédiaires, comme on fait des âmes qui attendent le jugement. Incapable de les employer sur le moment, on leur adresse inconsciemment un « on vous rappellera ».
L’actualité de l’art en France et son retrait volontaire à l’écart du monde de l’art ont fait que je n’ai recroisé son travail que quelques années plus tard, et très furtivement, dans un catalogue du MoMA que l’on m’a offert. La notice, laconique, demandait : « Painting or sculpture ? Organic or industrial ? Invitation or threat ? » Je ne remarquais pas que sous son nom ne figurait qu’une date et que parmi ces artistes historiques et légendaires que l’on situe d’ordinaire inconsciemment dans un temps qui n’a que peu à voir avec celui de la chronologie et d’avantage d’affinités avec celui du mythe et du récit, elle m’était alors contemporaine. M’étais-je même soucié de savoir s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme ? Quelle était sa nationalité ? L’artiste et son œuvre dotée d’une puissance plastique et d’une justesse formelle dignes du brutalisme le plus musical, flottaient conjointement dans un lieu équivoque, entre les artistes médiumniques comme Hilma af Klint et les formalistes comme Morris Louis ou Ellsworth Kelly, entre les modernes historiques et les contemporains, les surréalistes dans la veine de Louise Bourgeois (proche parfois des Singuliers ou Outsiders), et les nouveaux réalistes. Et pourquoi, imaginant je crois d’abord que ce devait être l’œuvre d’un homme, héritier de Schwitters et de Moore, je pensais au travail d’Eva Hesse, l’Ana Mendieta ? Je reconnaissais à la notice du MoMA d’avoir convenu de cet insaisissable dû à un frayage particulier à travers l’époque, à une singularité étonnante. Au début des années 70, elle quitte New-York, alors nouvel épicentre du monde de l’art, se retire en Pennsylvanie et ne travaille plus que pour elle-même dans une grange attenante à la maison familiale, transformée en atelier. Elle travaille près de 18 années à un mobile aux allures de galaxie. « J’ai toujours voulu m’éloigner du mur, alors j’ai commencé à suspendre les œuvres. Dira-t-elle. J’ai commencé petit, en combinant la porcelaine, différentes argiles et le fil de trame. Le processus se rapprochait du dessin, qui est si libre. Et ça peut continuer à l’infini. (…) J’ai une sorte de liberté quand je travaille. J’essaie de trouver un moyen de faire un silence, une sorte de silence. J’ai l’impression de m’approcher un peu plus quand je les regarde la nuit. » Et c’est beau, émouvant, de la sentir s’enfoncer si profondément dans ce monde qui est à la fois une pratique, un lieu, un état d’esprit, un rêve.
Elle est décédée à l’automne de cette année, assez discrètement si on s’en remet aux médias officiels, aux mondanités de l’art contemporain. Combien savent que le monde manque désormais de ce travail qu’elle effectuait sans tapages, retirée, comme on entretient un feu, un phare au bout d’une côte devant laquelle plus personne ne passe ?
Sans doute poursuivait-elle cela qu’elle décriait déjà en 1963 : « construire des choses qui expriment notre relation à ce pays – à d’autres pays – à ce monde – à d’autres mondes. Pour entrevoir un peu de la peur, de l’espoir, de la laideur, de la beauté et du mystère qui existe en chacun de nous et qui plane sur tous les jeunes d’aujourd’hui ».
Dans mon catalogue j’ai ajouté à la main : Lee Bontecou, artiste américaine, 1931-2022.

Image : Lee Bontecou travaillant à son mural pour le Lincoln Center.

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