L’empreinte, géologies, lundi, enfantillages, métamorphoses et autres récits

« Je savais, obscurément »
P. Bergounioux

Dans un même mouvement, l’écriture adresse à qui lira un récit qui instaure un partage, travaille à communiquer une expérience à qui ne l’a pas faite et alors l’imagine, et simultanément s’apparente à une voix intérieure qui tente de verbaliser et d’ordonner pour soi-même ce qu’il nous a semblé vivre et dont cette forme de recul rétrospectif pourrait éclairer, objectiver la réalité. Expliquant pour les autres on se fait récit, s’explicite à soi-même.
Depuis les quinze années où, suivant les cours de littérature qu’il animait alors aux beaux-arts de Paris et lisant progressivement tout ce qu’il publiait, j’ai pu avoir l’impression de réentendre inlassablement le même récit fondateur des origine corréziennes, de l’isolement à la fois spatial et temporel, de l’arriération et des déterminismes qui s’en suivaient ; de la puissance contaminatrice des éléments, de la géographie et même de la géologie, de la brèche et de la révélation qu’ont été pour lui la connaissance par les livres et l’exil parisien.
Il pouvait se faire alors qu’écoutant l’argument d’un livre tout juste paru on pouvait avoir l’impression troublante que ce livre-là, on l’avait déjà lu. Pourtant, nous sommes quelques un chez lesquels le charme opère encore si bien que nous guettons comme un rituel saisonnier la parution du dernier Bergounioux, comme enfant on réclame inlassablement aux parents qu’ils nous racontent cette histoire qu’on aime bien.
Mais si le constat sociologique qui fait office de clef de lecture ne change pas, chaque récit qui s’y appuie et le conforte ou l’entérine opère un léger décalage de point de vue, un équilibrage différent qui en reconfigure les reliefs, lui donnant subtilement une physionomie singulière. Dans le paysage buissonnant de l’enfance, nous le suivons à chaque fois indiquer les mêmes fourches, les mêmes chemins pour s’attarder cette fois un peu plus sur tel ou tel sente et sa perspective propre. « Ce qui serait bien, ce serait de pouvoir envisager plusieurs choses à la fois, d’en parler simultanément, c’est-à-dire comme elles se présentent et nous affectent. Mais c’est que notre nature ne permet point. Il nous faut les répartir dans la phrase, sur la page, diviser, monnayer en durée les ensembles dont l’attrait vient de ce qu’ils agissent tout uniment. », écrit-il dans son dernier ouvrage. Désir auquel répond, comme un parti pris littéraire, la suite de quelques quarante petits livres se superposant partiellement, travaillant parallèlement au même bloc d’expériences.

Il se fait l’effet, dans cet « étoffage » de l’œuvre, non pas d’un déplacement ou d’une réévaluation radicale, d’une ligne qui gagne sur un horizon, mais du travail d’un sculpteur faisant tourner sur sa selle tripode un groupe de figures d’argile dont il évalue et ajuste à petites touches les rapports. Tout à son art, aux exigences de son idée, de ce que réclament à la fois l’équilibre géométrique et la sensualité des volumes et des courbes, il n’a bientôt plus de regards pour les modèles qui, délaissés, ont lâché la pose pour retrouver leurs gestes courants, leurs attitudes naturelles ; ou peut-être même ont quitté l’atelier. C’est un travail de mémoire. C’est-à-dire un travail de reconfiguration, théâtre des projections que le présent subrepticement porte sur son passé. Et celui qui l’écrit, tout à fois tente d’éclairer, à la lumière de connaissances acquises ce que celui qu’il était a vécu, ce à quoi il était pris sans le savoir, et de se convaincre (et nous avec) que ça c’est bien passé ainsi.
Je dois pour ma part beaucoup à la découverte de la phénoménologie, à ce titre que donna Husserl à un petit livre difficile et qui devait résumer le nœud de beaucoup de choses : « la terre ne se meut pas ». D’un côté, la connaissance scientifique nous a appris à considérer dès notre prime enfance le disque pâle qui accrochait sa veilleuse au ciel du soir comme une sphère monumentale. De l’autre, notre expérience sensible nous laissait voir un disque comme éclairé par lui-même que, tendant le bras, nous pouvions tenir entre nos doits en pince. Aussi bien il serait dangereux, d’ignorer voir de nier ce que la connaissance objective nous apporte, nous perdrions quelque chose de précieux à la voir complètement désenchanter le monde en négligeant les réalités subjectives ou naïves. Il n’y a de vérité ni isolée dans les sciences, ni isolée dans les mythes, mais dans la conjonction, la coexistence, la danse des deux. Dans la combinaison des points de vue.
Et si l’écrivain se sera souvent réclamé de Descartes et de sa méthode, n’aura eu de cesse d’affirmer la vocation de l’entreprise de connaissance ou d’élucidation à laquelle s’est retrouvé voué celui qu’il était, vis-à-vis de ses parents, des corréziens isolés et de l’enfant ignorant de tout auquel l’adulte devait répondre, affirmant que la connaissance désenchante, le charme qu’il met dans ses récits, les tableaux qu’il brosse travaillent dans le même sens que la poésie pour Yves Bonnefoy ou Antoine Emaz. Le travail de la langue, la composition de ces scènes à forte charge sentimentale viennent nuancer voire inquiéter l’empire de la raison cartésienne ou de la pensée conceptuelle. Le récit réenchante la théorie et l’analyse.

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