Leonardo Cremonini, l’hypothèse du désir.

L’hypothèse du désir, entretien de Régis Debray avec Leonardo Cremonini, éditions l’Atelier contemporain (20€)

J’étais jeune élève la première fois que j’ai vu un tableau de Cremonini : un panoramique avec des cadres, des embrasures de portes aux couleurs acidulées et un personnage que je trouvais maladroitement peint, un enfant rigide et monstrueux. Un assez grand format horizontal, polyptique il me semble. Je n’ai pas accroché, mais quelque chose m’en est resté que je conserve intérieurement depuis le souvenir des accords, des violences. La seconde fois c’était peut-être sept ou huit ans plus tard, non plus un tableau isolé dans une exposition de groupe mais toute une rétrospective sur les trois étages de la ville Tamaris, à la Seyne-sur-mer, en 2002, j’avais vingt-deux ans. La singularité qui s’était manifestée par un s’étendait cette fois-ci en cinquante ou cent tableaux, sur trente ans ou plus en s’affirmant dans ses variations – « une spirale mouvante autour d’un pilier d’obsessions ». L’étrangeté, l’onirisme, la lumière et ces contrastes à l’œuvre entre géométries crues et fluidité organique, le « dur et le tendre », « l’os et la chair », « le minéral et le végétal », pour reprendre ses propres termes, me fascinèrent. Il y avait quelque chose à l’œuvre qui terrassait le bon goût servi par des audaces graphiques et une sorte de mythologie personnelle estivale (qui n’est pas sans évoquer l’angoisse sourde mêlée d’insouciance du film On the beach, de Stanley Kramer) de qui me semblait frayer une voie singulière embrassant la figuration narrative des années 80 et quelque chose de plus contemporain, comme marqué par la peinture allemande actuelle et les épigones du pop. Un peu plus tard je me suis fait offrir la monographie Skira, visitant les expositions que lui consacrait la galerie Claude Bernard, à côté des Beaux-arts. Mais je crois que c’était pour moi une sorte d’ilot sans ancrage, un point flou, mal situé, presque une hypothèse dans le champ contemporain qui formait alors mon « milieu naturel ». L’auteur, me semblait-il, se dérobait derrière ces enfilades, ces espèces de pièges pour le regard et la pensée où le temps semblait figé dans une sorte d’insouciance de façade d’où émergeait partout une forme de tragique et de trouble. Je ne pouvais pas dire d’où ça venait, où ça allait. « Le souvenir, comme l’écrit Calvino, prend place entre des éléments qui divisent l’espace en un dedans, un dehors, un dessus, un dessous, en une succession de plans et de lointains » et dans ce passage d’un lieu à l’autre.

L’entretien qui structure ce livre, isolé entre les photographies d’atelier de Corinne Mercadier et quelques contextualisations biographiques restitue la pensée au travail et même la méthode de celui pour qui sans cesse il s’agit d’essayer, de « vérifier des rapports », la peinture devenant cet outil pour mesurer, comme il le dira, les rapports du visible à l’œuvre dans la présence de la mer, du ciel et de la terre.
Un livre donc qui dévoile l’atelier, la méthode de travail du peintre pour qui le tableau s’articule d’abord par des oppositions de textures, des structures verticales et horizontales venant « offenser » le rectangle vierge initial et son « abstraction ». Tableau dont l’enjeu est la mise en tension des textures et des aspects, les lignes venant sans cesse rattraper la fluidité, le « mou » pour l’informer. L’articulation de la « tension entre l’élément géométrique et l’élément biologique », linéaires et colorés depuis lesquels le monde existe. Articulation entre image et forme, présence et désir livrant l’inconscient à l’œuvre à l’intérieur du regard. « Une image est l’évocation d’une absence, tandis qu’une forme est la conviction d’une présence soit dans un corps pictural, soit pour l’esprit qui lui donne forme » : Tout est dit là ou presque du lieu dans lequel se manifeste sa peinture.

Ce qui motive la peinture c’est sa peur, son désarroi à l’égard du monde et le besoin d’ordonnancement, de structurer, de donner forme à l’informe. Ainsi, en est-elle le calmant ou la contre-offensive, « Mon besoin de forme fait que mon œuvre arrive à englober mon angoisse ». Peur du chaos atténué par la réalisation, l’affirmation de formes, quelque chose de proche de ce que dit Pierre Michon de sa pratique de l’écriture qu’il vit comme la possibilité à un moment, par ce moyen de se rassembler ou d’exister dans un but ; « doué de sens et de but », comme l’écrit Flaubert à Louise Colet en juillet 1852 après avoir rédigé la première partie d’Emma Bovary. Exister quand même dans ce chaos et rendre ce chaos vivable.

Mais un livre qui dévoile aussi une position éthique et esthétique, presque politique. Si j’avais quelques appréhensions vis à vis de Régis Debray, connu pour ses revendications réactionnaires et sa critique trop globale à mon goût de l’art contemporain conçu comme un ensemble homogène, les échanges qu’il poursuit ici avec Cremonini à ce sujet sont me semble-t-il assez radicaux dans leur position, mais argumentés avec une certaine finesse et mis en perspective. Cremonini apparaît préoccupé et attentif à la place de l’art dans la société et presque à l’envers des impulsions de ses contemporains désirant brouiller les frontières pour fondre l’art et la vie et généraliser son appellation (on se souvient d’Allan Kaprow, invitant un peu comme Duchamp avec ses ready made à considérer comme relevant de l’art les actions auxquelles on se sera montré attentif : « Me brosser les dents par exemple quand je suis à peine réveillé, regarder le rythme de mon coude qui se déplace de haut en bas… »), lui revendique un champ étroit, circonscrit par le désir singulier. Un désir singulier, individuel mais au service du collectif. Pour Leonardo Cremonini, « le destin de la peinture est de susciter de la parole chez l’autre » c’est ainsi qu’elle retrouve sa fonction sociale, notamment dans le désir de l’autre, à l’intérieur d’un mécanisme relationnel qui charge les formes de sens. Le peintre participe à une « hypothèse de collectivité », la créativité individuelle s’assimile à « un instrument collectif, une contribution sociale ». La peinture devient le « visible de l’imaginaire » dans une dynamique collective. Equilibre qui était selon lui à l’œuvre à la Renaissance magistralement dans les rapports qu’entretenaient l’artiste et le Prince dans une complicité intellectuelle, ce dernier transformant la forme en parole. Equilibre fragile, presque miraculeux auquel se prête peu notre époque dominée par la vitesse pour ne pas dire la précipitation, l’économie médiatique.
Finalement, en dialogue avec Debray, c’est Cremonini qui fait figure de réactionnaire, comme l’énonçait William Rubin, mais c’est aussi ainsi que sa peinture affirme sa position contre l’uniformisation du désir, l’atténuation des singularités dans la volonté de faire groupe, la neutralisation, la standardisation du regard, le nihilisme, la banalisation à l’œuvre dans les médiats et rejouée par certains artistes comme Warhol, qu’il exècre. On mesure très bien comme l’artiste revendique le désir individuel, « l’objet vécu dans la passion plutôt que joué dans la distance » et ne peut supporter l’ironie anesthésiée dans la banalité de son usage social. Le minimalisme qui fait de l’objet défait du désir un « objet passif que le système culturel de la modernité assume comme exemple », objet sans passion, scandale raté, porté par « les instruments culturels ».
Il envisage un individualisme dynamique porté par une idéologie, seul à même de « réanimer le souffle et l’imaginaire extasiés par le minimalisme mystique » tout en se prévenant d’un individualisme sans idéologie qui tomberait alors dans « l’exhibitionnisme de l’éphémère ».
Affirmation du désir sur le pouvoir général.
Singulière est aussi la critique qu’il fait de l’intérêt poussé par les avant-gardes pour le primitif. Pour lui encore, cet éloge du progrès couplé à l’éloge du primitif est une manière d’éliminer « l’individu qui, seul, éveille le désir contre le pouvoir ». Parce que cet ancrage ancestral est « un piège », parce qu’on a assumé des primitivismes stéréotypés, « une stéréotypie de m’imaginaire ». La dérive, que je rapprochais un peu rapidement de ce mouvement générationnel dont témoignait Kaprow par sa conception de l’art et du happening, tient pour Cremonini au fait qu’on a transformé en œuvres d’art des objets rituels et confondant les deux on a délégitimé la singularité. Car toute la distinction du peintre est là entre le désir, ses hypothèses singulières, individuelles et le système culturel, ses effets mécaniques uniformisants. Derrière l’illusion du groupe, « la résistance de l’irrationnel en tant que dynamique dominante du Surréalisme est une résistance à l’optimisme technologique en tant que mise en cause de la singularité ».
Ainsi, Cremonini met à jour ce qui pourrait être une direction commune portée par les avant-gardes dans le tressage singulier de la technologie, du primitivisme au minimalisme à travers Dada.
« La différence entre l’aventure et l’inventaire, c’est le désir ».

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