Les formes de l’impuissance, le geste atone, la peinture et le réel, l’âpre goût des désastres

« L’un est captivé par le plaisir socratique de la connaissance et l’illusion de pouvoir guérir de cette manière l’éternelle blessure de l’existence, l’autre se prend à la séduction de ces voiles de beauté que l’art laisse flotter devant ses yeux, un troisième va chercher dans la consolation métaphysique l’assurance que sous le tourbillon des phénomènes la vie continue de s’écouler, indestructible ».
Nietzsche

« Elle se leva et, lentement, alla s’asseoir sur le rebord de la fenêtre: elle me regardait, sans trembler.
-Tu le vois, je vais me laisser aller…en arrière.
Elle commença, en effet, le mouvement qui, achevé, l’aurait basculée dans le vide. »

Bataille

« Peu après, ils sentirent qu’ils n’étaient plus des individus, mais de vieux costumes que traversait le vent agité, les soutenant étrangement contre les plis de la mer. »
Zukofsky

Ce que l’on appelle le style, dans l’expression, c’est en vérité l’âme qui se débat avec ce qui la traverse et les textures du monde auxquelles elle frotte, ses désirs et ce qu’elle rencontre. « Nous cherchons partout de l’inconditionnel, écrit Novalis, et ne trouvons jamais que des conditions. » De ces turbulences, de ces déconvenues, de ces rabattements et des impatiences, des tâtonnements fébriles, des issues, des épanchements ou des insinuations qui font la rivière de l’être, naît cette pression rythmique, cette émotion qui anime la main, le corps, la pensée même, module le phrasé, modèle le regard, cisèle ce que l’on appelle parfois une poétique.
Kierkegaard l’approche dans un petit texte, non sans pathos : qu’est-ce qu’un poète demande-t-il ? « Un homme malheureux qui cache en son cœur de profonds tourments, mais dont les lèvres sont ainsi disposées que le soupir et le cri, en s’y répandant, produisent d’harmonieux accents. » Et les hommes s’assemblent autour de lui et lui disent : « « reprends vite tes chants », c’est-à-dire : puissent de nouvelles souffrances martyriser ton âme et les lèvres garder leur conformation ; car les cris nous plongeraient dans l’angoisse, tandis que l’harmonie est suave. » Quel serait le chant d’un homme en fuite ? A quelle incapacité doit-on les brisures d’une langue ? A quels évitements les obsessions d’une œuvre ? A quels forçages de la matière ces façons qui singularisent la manière qu’a un corps de traverser l’espace ? On aurait envie de dire que le style ce sont les affleurements de l’histoire, les déformations qu’imprime l’inconscient à la surface visible d’une existence.

Ces traces, ces mouvements en lesquels consistent les œuvres peuvent fanfaronner ou tenir de la plainte, du chuintement ; celles-ci témoignent pour bonne part d’arrangements et d’un inconfort ; d’une inquiétude qui, très littéralement, empêche de « demeurer en repos dans une chambre ». Chacun est hanté par une blessure ancienne. Troué par quelque chose qu’il ignore. Un impensé. Un impossible. Ces reliefs et ces barrages, ces obstacles et événements contrariants qui empêchent le libre cours de nos appétits, de nos élans. Un événement a eu lieu, en amont ; et c’est peut-être qu’une faute nous a chassé du Paradis, que nous sommes les fruits d’anges déchus. Les mythes pullulent à travers le monde pour dire les raisons de cette bascule ancienne qui fait qu’on meurt, que la maladie pourri le corps, que la femme accouche dans la douleur, que la langue des animaux ou des plantes nous est désormais inaudible, que nous sommes séparés. L’histoire débute à la borne de ce drame narcissique. Notre naissance nous pousse un cri, l’univers est pareil à une explosion prodigieuse qu’aurait filmé au ralenti Michelangelo Antonioni. L’entropie est l’horizon de toute chose, quand bien même vivre, persévérer, se perpétuer c’est nager faiblement à contre-courant. Le chaos veille. « Le silence des espaces infinis » borde nos angoisses. « Il fait nuit tout autour », écrit Hegel. « Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que : c’est l’impossible quand quelque chose se trouve caractérisé de l’impossible, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer. » Lacan touche ici au vertige de l’édifice fragile à l’abri duquel on se tient.
Ou, comme l’écrit René Char, nous écrivons depuis la chute. A l’intérieur même d’une chute. Dans le curieux rêve qu’elle forme avant l’impact du réveil ou de la mort -s’il y a lieu de donner deux noms différents à l’issue ou au terme tant l’un semble tomber dans l’autre.
Nous continuons de regarder vers le haut depuis le fond du puits une lumière qui se voile s’obscurcit, comme on regardait enfant le sein et le visage maternel. Mais il s’éloigne et l’on est seul projeté dans l’inconnu de sa vie. Pareils au Gregor Samsa de la Métamorphose lorsqu’il entend depuis son isolement, sa relégation, la musique que l’on joue dans la pièce à côté.
« Il avait le sentiment d’apercevoir le chemin conduisant à la nourriture inconnue dont il avait le désir. »
Mais déjà il est mourant de ses blessures. Tout fini toujours sur des non-dits, des malentendus, un confus mouvement de panique.

De ces sentiments, rendus plus aigus par le dérèglement climatique en cours, la chute de la biodiversité, le cynisme ambiant du libéralisme, sans rien dire des crispations, des populismes, du drame migratoire et de ces autres violences qui se jouent à toutes les échelles, le peintre Thomas Lévy-Lasne tire le titre de son exposition : l’impuissance, comme il avait dit précédemment un sentiment d’asphyxie. Le mot revient souvent dans les conversations depuis quelques années. Un fou est aux commandes de l’avion et nous emporte avec lui face au sol. On ne se reconnaît pas dans les mouvements de foule. On a les mains vides, la voix qui ne porte pas. Le drame semble indéjouable. Les objets sont d’autant plus désirables notait Proust, qu’ils sont désirés en vain. Le désir même est le retournement de l’inassouvissement et de l’insaisissable. On parle aussi beaucoup de disruption, de crise, de catastrophe et de désespoir. Siglés génération X, on sait depuis que Mylène Farmer l’a chanté que nous sommes désenchantés de condition. Quant au désespoir, Bernard Noël ne cesse d’y revenir dans ses livres en tentant d’articuler l’individuel et le collectif : « Nous, ici, faisons silence et contemplons un abîme. Nous fermons les yeux et serrons les dents afin de ne pas prononcer un inutile : Qui suis-je ? Nous savons qu’il détruirait ce qu’il interroge. Nous pensons que notre Nous devrait choisir l’union collective dans le désespoir, mais peut-on faire du désespoir un lien combatif ? » Bernard Stiegler écoute la confession de Florian, un jeune homme de quinze ans dont il rapporte les propos dans L’effondrement du temps : « on n’a plus ce rêve de fonder une famille, d’avoir des enfants, un métier, des idéaux, comme vous l’aviez quand vous étiez adolescents. Tout ça c’est fini, parce qu’on est convaincu qu’on est la dernière, ou une des dernières générations avant la fin. » C’était avant la Covid et les confinements.
Face aux fusils, aux haines, à la bêtise, à la finance, au spectacle, que peut un poète, un peintre ?
De cette impuissante angoisse qui doute que s’indigner seulement suffise, Thomas Lévy-Lasne tire également un film semblable au dialogue intérieur que l’on se fait dans des moments où l’écoanxiété, la solastalgie, l’accablement laissent au cycle maniaco-dépressif l’occasion, sinon de crier dans la nuit, du moins de psalmodier critiques et désespoir devant le miroir comme des mystiques prêchent dans la foule qui les bouscule. Rien n’est tenable et on continue. C’est à se taper la tête contre les murs, à s’arracher les cheveux. Inventaire à la Prévert listant nos aveuglements, nos contradictions, notre entêtement à poursuivre sur l’élan, à refuser de bifurquer. Pour dire ce qui avait à être dit, il aurait pu suffire. On aurait quitté la salle, un peu plus désemparé.
Les tableaux qui composent l’exposition en sont des illustrations à la puissance. Leurs sujets tiennent du dessin de presse, de la caricature, mettant en scène l’absurde bourbier dans un portrait à charge hésitant entre l’humour potache et la tristesse amère. « La maison brûle et nous regardons ailleurs » avait dit Jacques Chirac – celui des essais de Mururoa et des emplois fictifs. Ici une glace fond (on pense aux photographies de Martin Parr) comme fondent les pôles, les glaciers. L’humanité est un enfant gâté qui jouit salement de son égocentrisme. L’autoritarisme policier s’embourbe dans un champ. On connait désormais l’existence de Sainte-Soline, comme celle de Notre-Dame des Landes. Le sublime romantique est éteint par le prosaïque, voir le trivial. La nature perce le béton comme des lucioles poétisent dans leur brève existence la nuit dans laquelle on s’enfonce. La société du spectacle vend jusqu’à sa propre ruine. On le sait depuis Debord.
De loin, l’effet est réaliste, de près tout est peint de la même manière, assez mécanique, objective, laborieuse, sans sensualité ni chair. La surface se conquière et se remplit de proche en proche. Quelque chose évoque l’esthétique de la figuration narrative de l’époque des Mallassis et certains filtres photoshop. On est ni chez Will Cotton pour le rendu pâtissier, ni chez Axel Pahlavi pour les carnations. Plus proche de ce rendu de carton-pâte que Hector Obalk reproche à Edward Hopper. Loin d’un Soutine ou d’un Courbet sculptant la matière au couteau. Adrien Belgrand, proche parfois par les sujets est plus souple, plus lumineux. Damien Cadio plus dix-neuvièmiste. La peinture se fait image. La touche, portée au devant de la scène avec les impressionnistes a cédé la place à la trame. Une forme de rationalisme scientifique a remplacé l’élan romantique, la « fête pour les yeux » qu’appelait Delacroix.
Le portrait d’une poule ou d’un coq convoque sur un mode ambigu une peinture kitch populaire. La tâche rouge d’une coccinelle sur le béton gris accrochée près du sol dialectise les relations de l’industrie humaine et la précarité fragile d’un monde que les comptines enfantines n’auront pas préservé. Tout ça est triste. Même le cul d’une vache posée, lourde, dans une pâture. Les vies qu’on mène sont écocides. On occis nos rêves sur du papier tue-mouches. Que faire de notre schizophrénie, de nos incohérences, de nos inconséquences ? Celui qui fonce droit dans un mur croit-il que le doigt de Dieu à la toute dernière seconde aplanira la voie pour protéger son enfant préféré ? Simplement s’empêche-t-il de penser plus loin ?
Thomas Lévy-Lasne peint consciencieusement des sujets compliqués, plein de détails, de difficultés. Il y met du temps, comme on se flagelle. La bravoure croise dans le reflet du miroir un « à quoi bon » qui lui fait refuser la légèreté, la jouissance, l’innocence pour laisser planer un sentiment de vacuité, de vanité ou d’impasse. Mais le sens moral des vanités classiques ici s’émousse. Il est peu probable que l’on gagne sa place au royaume – il a fait faillite. L’absurde a pris la place. On se demande avec Adorno comment écrire encore un poème après Auschwitz. Si tout cela a encore un sens ou si tout est désormais comme ces motifs que Baselitz peint à l’envers.
L’effet, inhérent au réalisme photographique, à la minutie, au format parfois, au rendu de certaines matières, transparences ou lumières – cet « effet de réel » – n’emporte que jusqu’à un point qui précède l’élan et la grâce, la jubilation. Refusant le réconfortant, le « bon fauteuil » que pouvait envisager Matisse. La peinture dirait-on, a perdu la foi. Les temps sont sinistres. L’agonie est longue. Tout cela a quelque chose de vain.
« Encore un jour se lève sur la planète France
Et je sors doucement de mes rêves
Je rentre dans la danse comme toujours
Il est huit heures du soir, j’ai dormi tout le jour
Je me suis encore couché trop tard, je me suis rendu sourd

Encore, encore une soirée où la jeunesse France
Encore, elle va bien s’amuser puisqu’ici rien n’a de sens
Alors on va danser, faire semblant d’être heureux
Pour aller gentiment se coucher mais demain, rien n’ira mieux »
chantais Damien Saez.

Non loin, une autre galerie, un autre peintre, Youcef Korichi, nous laisse avec un sentiment semblable. Son métier est plus sûr, virtuose d’une certaine manière. Mais qu’en faire ? A une époque, une benne, une bâche, un grillage, une branche. Pauvreté urbaine, obstructions, romantisme triste ou mélancolique. Des images puisque ce monde se dédoublait ainsi. Combat de la peinture et de l’image semblable à celui des hommes d’Accattone de Pasolini, dans l’ambiguïté de la lutte et de l’amour. Le peintre, l’Homme, la peinture tout ensemble sont pareils à ce pantin qu’on secoue qu’il emprunte à Goya (el pelele) et dont il reproduit à l’échelle monumentale dans une texture floue et pixellisée par l’effet de zoom la reproduction. Dans le divertissement populaire c’est le jeu d’un retournement cathartique du pouvoir, semblable à celui qui se joue dans les effigies de carnaval. Les jeunes femmes font sauter dans les airs, chamaillent, chahutent un homme impuissant. Inutile de développer ce que la psychanalyse identifierait. Mais ici l’artiste ne retient que le pantin passif. Autre forme de la chute tragique et grotesque d’un corps vidé de son âme, c’est-à-dire de l’élan et du souffle qui se donne dans une série de grands formats céruléens évoquant l’alphabet chorégraphique de Robert Longo (on pense à Men in the cities, 1980), les corps ici évanouis pour laisser le costume flottant, vide. On pense à Édouard Levé, sa formulation clinique du tragique qui met mal à l’aise l’humour. Est-ce que le désir n’a plus de voix, plus de prise, plus de sang ? Le pinceau est impuissant.
Dans la chute la volonté est sans prises. Le sentiment de liberté ou de libération est un leurre. Alors que le monde va sur son erre par un effet de latence.

Une série de scènes macabres traitées en far presto esquisse une prédelle en grisaille dans une virtuosité d’une autre facture. Dialogue à nouveau avec l’art ancien, sorte de nostalgie. Mais la peinture est retenue d’une autre façon de cette libération jouissive des dionysiaques par une même impression d’impasse. L’horizon symbolique semble encore bouché. Le geste est funambule. La petite musique se répète seule dans l’indifférence. D’autres spectacles se jouent pour remuer l’apathie. De petites toiles essaient en outrant le relief, la couleur, par des sujets de rien, de piétiner le seuil en tambourinant à la porte. Celle-ci reste close. Le pinceau n’est ni un fleuret ni un lasso. Dieu est sourd, absent ; n’a peut-être jamais été qu’un fantasme, un fétiche, et l’on est seul, impuissant, sans prise. La fête est finie ? Le décor fissure. Le roi est nu. Aucune flèche pour atteindre le soleil. Et je pense encore à Kafka. Le titre allemand du Procès (Der Prozess) appelle également le processus, comme on l’entend en anglais. Et le texte appartient à un projet plus vaste de Parabole de la loi. C’est un enchainement mécanique, implacable, désincarné ou sans affect, sans sentiment. Il y a quelque chose dans cette sorte de rébus que fabrique une exposition, une série ou un ensemble d’œuvres, ou même l’œuvre d’un artiste tout entier d’organique et de mécanique qui rejoint une loi générale non écrite. Les œuvres des Korichi introduisent à ce piège mental. Peindre ressemble à un sacrifice que personne ne regarde et qui ne changera rien.

Quelques artistes, en sismographe de leur temps, sondent leurs états d’âmes, l’humeur de leurs semblables, basculent les tréteaux de l’estrade où l’on joue, tendent un miroir à leurs contemporains, éclaireurs qui reviennent pour dire à qui ne peut, ne veut le croire – une foule épuisée qui se vengera sur eux en les tuant comme des chiens – qu’il n’y a plus de vivres et que là-bas il n’y a pas l’Eldorado promis, ni Byzance, ni Moluques, ni fruits ni épices, ni les cascades d’eau claire ni le jardin d’Eden, seulement le bord et plus rien. Un grand vide silencieux. Tout ça n’était qu’un grand rêve pour se donner du cœur, une illusion. L’histoire fini sans panache.
« Le sang colle à l’existence, il est le nom secret de la peinture » notera Yannick Haenel face aux tableaux de Francis Bacon. On peut trouver dans la chair de Soutine, avant lui dans celle de Rembrandt, une source vive, l’athanor où fermentent à la fois une méditation et un emportement. Le drame y tempête en brassant les atomes. Delacroix y loge son Sardanapale. Courbet y sculpte ses vagues.
Un art plus intellectuel, parce qu’il s’extrait pour se considérer en même temps qu’il considère la situation dans laquelle il est pris semble en regard exsangue et las ; sonné par un coup fatal. La raison, la science sembles impuissantes face. Au populisme, aux complotismes, à la ferveur, à la foi, aux déchainements cathartiques. Au fond, a quoi sert de gesticuler face à la fatalité ? Le peintre avec lui bascule en arrière et on le surprend là comme l’homme du puits que l’on voit au fond du rêve enfoui de Lascaux, sexe dressé, pris dans un rébus qui convoque un petit cheval, un bison éventré et un étrange profil d’oiseau concluant un épieu ou un sceptre (si tant est que chaque élément puisse se laisser identifier sans quiproquo). Peut-être sont-ce les images qui volent devant sa conscience, détachées comme il arrive parfois sur les rivages du sommeil et, dit-on, quand la mort se présente ? Le cinéma se fait dans la panique calme du passage d’un état à un autre. Ce qui se récapitule en catastrophe, du jour qui s’effondre, ou de sa vie face à un coucher de soleil ? Quelques œuvres, quelques expositions laissent cette impression.
Ce sont les derniers instants de Joseph K :
« Ses regards tombèrent sur le dernier étage de la maison qui touchait la carrière. Comme une lumière qui jaillit les deux battants d’une fenêtre s’ouvrirent là-haut ; un homme – si mince et si faible à cette distance et à cette hauteur – se pencha brusquement dehors, en balançant les bras en avant ; Qui était-ce ? Un ami ? Une bonne âme ? Quelqu’un qui prenait part à son malheur ? Quelqu’un qui voulait l’aider ? Était-ce un seul ? Étaient-ce tous ? Y avait-il encore un recours ? Existait-il des objections qu’on n’avait pas encore soulevées ? Certainement. La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. Où était le juge qu’il n’avait jamais vu ? Où était la haute cour à laquelle il n’était jamais parvenu ? Il leva les mains et écarquilla les doigts.
Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna deux fois. Les yeux mourants, K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.
« Comme un chien ! » dit-il, c’était comme si la honte dût lui survivre. »

Francis Ponge a cette formule pour dire dans quelle phrase se déploie et s’affaisse la vie des plantes : après qu’un temps la matière organique ait embrassé le monde, l’ait tissé à sa mesure, « quand cet élan s’arrête, ou semble, pour une saison ou deux, perdre souffle, elle n’en fait pas pour autant retraite. Le terrain conquis lui demeure. Ou, du moins, ses drapeaux y restent plantés. Seulement les met-elle en berne. Et bientôt, certes, leur étoffe glisse à terre. » Les végétaux connaissent ces cycles. Et puis, « la terre, une nuit ou l’autre, d’un grand geste opportun et discret, accompli subrepticement, les recouvre ; et ramènent sur eux son bras et la couverture, les engage en elle-même à de plus en plus profondément s’enfouir ».
On rouvre Rimbaud. Ces drapeaux en berne, ce recouvrement promis, « ce ne peut être que la fin du monde, en avançant ».

Image : Youcef Korichi, vue de l’exposition Le bleu du ciel, galerie Suzanne Tarasiève, (c) Rebecca Fanuele.

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