les lignes de désir

La formule, ou même l’adage de Robert Filliou proclamant que « l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », il était trop tôt d’un siècle pour qu’elle circule. Pourtant c’est en substance ce que prônaient quelques-uns qui, aux constructions improbables qui faisait de l’art des salons un ressassement de formules, préféraient le réel, la nature, l’air vrai, en commençant par mettre la tête dehors, et non plus seulement dans l’histoire et la mythologie antique, et bientôt tout le corps, pour gagner le motif et battre la campagne, de Fontainebleau aux bords de Seine et de Marne et jusqu’à l’Océan ou dans le grand atelier du midi.
On connait, de Caspar David Friedrich de belles études d’arbres datées de 1806, comme il en existe de Rubens datées du début du XVIIe, de superbes aquarelles de falaises et rochers de Dürer datées de 1506. Mais c’est une attention rare, vouée exclusivement à l’étude, une sorte de cueillette à laquelle est massivement préférée l’élaboration d’atelier d’après mémoire et d’après les maîtres. Et c’est vraisemblablement à la fin du XVIIIe siècle que le motif débute d’être considéré, comme en témoigne cette lettre sur le paysage et la peinture dans laquelle Chateaubriand déclare que « le paysage doit être dessiné sur le nu, si l’on veut le faire ressemblant, et en accuser pour ainsi dire les muscles, les os et les formes. » Car, dit-il, « des études de cabinet, des copies sur des copies ne remplaceront jamais un travail d’après nature ». L’aquarelle d’abord est un bon compromis après l’encre et le dessin, mais bientôt avec Constable, puis Corot ce sont de véritables toiles, non plus des études mais des œuvres définitives qui prendront pour atelier et pour motif et même sujet les bois, les prairies, les berges et les arbres sans plus aucun prétexte mythologique ou historique. Et peindre pour toute une génération d’artistes, c’est d’un même mouvement prendre le maquis, battre la campagne, aller dans les plis mouvants du paysage, comme Deleuze témoigne après son livre sur Leibnitz d’une lettre reçue de surfeurs disant travailler, œuvrer inlassablement et avec passion à s’insinuer dans, à habiter le pli de la vague. Comme, me disait un adepte des tags, l’inscription clandestine sur les murs de la ville ou les wagons de train est souvent une manière de chevaucher la ville la nuit comme une aventure interdite, un chemin de traverse.
Alors que dans les années 1830 apparaissent en France les premières voies ferrées destinées au transport de voyageurs, réduisant bientôt comme en témoignera Dumas les quatorze heures de diligence qui séparaient dix ans au paravent Paris de Rouen à trois heures et demi, les artistes initient en se détournant de l’Académie des chemins nouveaux, non dessinés, semblables à ceux que les urbanistes et paysagistes nomment joliment et très à propos des lignes de désir. Et peindre pour ceux-ci n’est radicalement plus ou pas cette chose mentale extrêmement abstraite, d’un raffinement artificiel qui leur apparait comme grotesque, à l’exemple des scènes pathétiques et pompeuses de Seignac, Cabanel, Laurens ou Detaille mais participe d’une manière de vivre proche de ce qu’exalte le romantisme et qui préfère l’imprégnation et l’immersion à la distance. Ainsi une anecdote donne Monet jeune tout emmitouflé, la barbe gelée, travaillant un hiver sur le motif ou un peu plus tard roulant sur les rochers d’avoir, tout absorbé à peindre, oublié la marée montante.
Turner n’avait sans doute qu’emprunté à Shakespeare et l’Odyssée le récit qu’il donne pour légende à La tempête de neige qu’en 1842 la critique juge peint avec du beurre, des paillettes de savon et du lait de chaux. Mais l’anecdote vaut pour ce qu’elle défend et le titre complet que le peintre donne à sa toile justifie la confusion dans laquelle elle nous laisse : « bateau à vapeur au large d’un port faisant des signaux et avançant à la sonde en eau profonde. L’auteur se trouvait dans cette tempête la nuit où l’Ariel quitta Harwich ». Ce n’est pas un récit avec ce qu’il concède à la lisibilité dont il s’agit ici, insinue le peintre, mais d’un témoignage.
En ces années Lerebours publie avec ses Excursions daguerriennes, les témoignages glanés par les pionniers de la photographie d’Athènes à Damas en passant par l’Égypte. Même si la technique ne permet pas encore d’imprimer directement les photographies originales qui sont alors traduites en gravure, le témoignage, comme Turner l’envisage, est en train de changer de main.

Image : Meindert Hobbema, L’avenue à Middelhernis, 1689.

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