Malaise

« A toutes les époques il se tire des coups de feu dans quelque coin du monde ».
P. Gadenne

« Le pays est en guerre, et c’est peut-être mieux.
Le chaos est le juste décor à leur douleur.
Pour la première fois, le conflit est mondial.
Sarajevo fait tomber les empires du passé.
Des millions d’hommes se précipitent vers leur fin.
L’avenir se dispute dans de longs tunnels creusés dans la terre ».

D. Foenkinos

« Aucun de nous ne croit vraiment que cela va arriver — pas à nous. Nous sommes tous fous, chacun à notre façon.
-C’est aussi mon avis, dit-il avec conviction».

Nevil Shute

Archéologues et historiens ont établi qu’à certaines périodes, dans certaines régions tout du moins, des épidémies ravageuses comme celle de la peste avaient connu un mouvement chronique auquel les habitants avaient fini par devoir s’accoutumer. Les ruines de Pompéi ou Herculanum témoignaient elles aussi, avant d’être ensevelies pour longtemps, de divers chantiers de restauration, marquant une insistance de la vie ordinaire à reprendre son cours malgré les coups portés par le destin, la menace du sol ou des dieux. Toutes les régions soumises aux secousses sismiques ou aux cyclones, aux sécheresses, ont pris l’habitude des destructions et des pertes comme les peuples nomades celle de démonter et remonter un campement. Plus près de nous, des images et témoignages de la premier et seconde Guerres Mondiales, de la Guerre Froide, laissent à penser que l’humanité a pris son parti de ces sortes de tempêtes régulières qui balaient les aspirations à la quiétude, mêlant parfois assez étrangement les plaisirs au tragique, la beauté à l’horreur, l’angoisse à l’inconséquence. Des plantes poussent leur fleur dans les fissures du béton, sortent au pied des murs les plus sordides des volontés d’un vert tendre. Des reportages nous montrent au fond de caravanes crasseuses dans des régions oubliées du monde, sinistrées, des adolescentes s’apprêter pour un soir de fête, de jeux de séductions. Un certain optimisme, ou un instinct de vie qui dépasse les situations, une forme d’habitude peut-être, ou de mouvement d’erre semblable à celui d’un navire qui, moteurs coupés, continue quelques temps sur sa lancée, nous fait dire que perdre une bataille n’est pas perdre la guerre ou qu’ « une de perdue c’est dix de retrouvées ». Et de toute façon la vie suit son cours. Est-ce que ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort ? Est-ce que seulement, mêmes les plus frêles, nous avons quelque part le cuir épais. Quand bien même ce serait en vain, nous tortillerons sur nous même, purgeant nos dernières forces, quand une bèche nous coupera en deux. L’existence, comme un cours d’eau, s’écoule, indifférente aux beautés comme aux laideurs. « A toutes les époques il se tire des coups de feu dans quelque coin du monde ». (Gadenne) Des gens meurent, d’autres naissent au même moment quelque part, dans la chambre voisine ou aux antipodes. La vie s’accommode comme elle peut de côtoyer le deuil ; de s’y adosser quelques fois. Les informations, à la manière de ces fameuses chroniques en forme des nouvelles de trois lignes de Félix Fénéon, en donnent quotidiennement l’exemple dans leurs contractions vertigineuses, accolant le proche au lointain, le divertissement ou le cocasse à l’abject et au sordide. Une star se confie sur ses états d’âme dans sa résidence d’Ibiza, un trafic de drogue est démantelé, on voit les images d’un festival qui a attiré des milliers de personnes dansant en sueur des bières à la main, un nouveau raid dans tel pays en guerre à fait 10 morts, telle équipe affrontera telle autre en fin de semaine pour la Coupe des Champions, une entreprise locale s’est appuyée sur les toutes dernières découvertes scientifiques pour fabriquer un vêtement de pluie déperlant très prometteur, le temps sera maussade sur l’ouest du pays, nous fêtons les untel, votre soirée se poursuit avec un téléfilm. Votre existence vous passe devant comme un spectacle. On s’habitue à tout. Ainsi va le monde. C’est la réalité nue : ici quelqu’un contemple rêveusement le spectacle d’un coucher de soleil un soir doux, plus loin un vomi sa première cuite, deux mains se joignent dans une foule, le cœur battant, une mère apprend dans le couloir d’un hôpital que son enfant ne survivra pas, un homme se fait tabasser dans une cave, un autre perd la mémoire, une jeune fille fait un vœu après avoir surpris la trajectoire lumineuse d’une étoile filante, une autre rate son bac ou se fait violer, apprend qu’elle a un cancer, réussit son premier Paris-Brest, est exécutée par des fondamentalistes ou battue à mort par un mari violent. D’une minute à l’autre des amis venus se détendre en assistant à un concert connaissent l’effroi, la panique, étouffent dans leur sang, fauchés par une rafale dans les cris et la confusion. Une ville paisible devient la cible de roquettes. Des enfants rieurs qui faisaient la joie de leur quartier sont jetés à la hâte dans une fosse commune. D’autres découvrent en se levant leur première pièce après le passage de la petite souris. La liste de ces images est infinie. Chaque situation dans l’instant s’isole des autres, puis s’en vient rejoindre d’autres situations à la fois singulières et communes. Quelquefois des montages, des associations bizarres se font. Et on ne sait pas quoi faire de ça. De la résignation, de l’accablement coupable que suscite incidemment l’impuissance. De ce qui s’insinue dans l’habitude qui durcit et se tasse sous l’effet de la répétition et ressemble à une route damée, à un fond de mortier.
Est-ce que nous sommes devenus cyclothymiques, ou insensibles ? Ou est-ce simplement que notre corps selon ses capacités, ses épreuves, réagit mécaniquement comme une poupée qu’on secoue à cette sorte d’oursin ou à ces coups de lances auxquels s’apparente le monde sensible ? Les larmes se lassent d’elles-mêmes. Les yeux se font secs. La réalité nous donne continuellement d’une minute à l’autre, que l’on tourne le regard vers ici ou vers là, tende l’oreille à telle ou telle rumeur, à rire et à pleurer, à s’indigner ou se résigner, rire et pleurer encore. D’ailleurs on ne sait plus bien séparer la réalité de l’écho ou des récits que l’on se fait en soi, brodant mécaniquement sur un motif. C’est un chaos, un tumulte épais qui colonise le monde intérieur, l’étouffe. Tout ça est indigeste. On s’y perd. C’est, à certains moments, à réagir de travers, à contretemps, à l’envers, ou s’émousser la pointe, se tapisser la conscience pour ne pas tomber de vertige et de sur-sollicitations. On patine. Émotions et pensées, intelligence et sensibilité, patinent dans ce bourbier. Mais il faut bien vivre malgré tout. Ou plutôt, ça vie en nous. Et ce mouvement nous dépasse, fait de nous son objet, fore le monde de voies dallées d’oubli ou d’œillères. Chacun va aveuglément vers ses propres satisfactions, objet d’une aventure qui engage l’espèce et dont peut-être l’espère est elle-même un des jouets, mu par une volonté plus extérieure encore, et qui s’insinue partout, mâtinée de hasards et de nécessités.

Cela fait presqu’un siècle que l’humanité a acquis la capacité de s’autodétruire d’un geste ou presque. Freud le notait en 1929. Plus de cinquante ans que nous documentons les impacts que nos activités humaines, que nos modes d’existence infligent aux écosystèmes dont notre vie, avec celle des autres vivants non humains, dépend. Nous comptons les cadavres d’aujourd’hui et estimons ceux qui s’y ajouterons demain, avec la froideur objective de qui juge une situation du dehors. Quand bien même nous n’avons jamais été en dehors de rien.
Le monde, entendu comme l’ensemble des existences et activités qui agitent l’astre sur lequel nous avons séjour, apparaît comme exotique ou familier, chaque événement, simultanément proche et lointain, abstrait ou préoccupant. Il est tout à la fois dérisoire et, par un attachement qui se comprend bien, précieux, exceptionnel. Mais tout semble tourner à la fois avec et sans nous. Chacun n’attrapant les choses que par le milieu ou en cours de route, nous émergeons lentement pendant une partie qui a cours, qui est notre milieu naturel, et pour cela d’abord impalpable, et dont nous peinons alors à saisir quelles causalités le déterminent. On se demande comment on en est arrivé là. Comment agir sur la courbe, si seulement nous ne sommes pas les jouets passifs de mouvements, de lois qui nous dépassent, comme celle de l’entropie, de la gravité, de la génétique ou de l’expansion de l’univers. « La question décisive pour le destin de l’espère humaine, écrit Freud, semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement ».

Images : Gilbert Garcin.

1 Commentaire

  1. Daniele godard-livet

    C est mal parti pour s arranger.
    Pourtant j ai regardé hier Volodomir acteur dans serviteur du peuple et cela m a donné de l espoir que parfois la fiction rejoigne la réalité.

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