Marion Bataillard : jeux impudiques

Si l’on apprécie chez certains artistes leur capacité à témoigner de l’époque dans laquelle ils vivent dont ils sont alors les chroniqueurs ou les portraitistes, la révélant à elle-même comme s’ils en étaient, à la faveur d’un mesuré écart, la conscience, d’autres nous sont précieux par leur dégagement, leur inactualité et comme insoumission au moment, à ses états d’âme et principes. Ils ne sont pas nécessairement imperméables à leur temps et leurs contemporains, ni autistes, ni conservateurs réfractaires, mais cela ne constitue pas leur unique horizon, inscrivant leur expérience particulière et située dans un temps long qui les dépasse. En dérive vis-à-vis de l’actuel dont ils n’adhèrent pas à l’exact contour, ils sont néanmoins fermes dans ce qu’ils engagent d’eux-mêmes, intuitions, troubles, plaisirs. On les dirait, pour plagier certaines considérations nietzschéennes, intempestifs ou inactuels.
Ce qui caractérise d’abord la peinture de Marion Bataillard lorsqu’on l’aborde parmi les productions contemporaines de l’art, c’est son affiliation à une peinture ancienne liée à l’Europe du Nord, vouée aux tableaux d’autel, au portrait et aux scènes de genre. Une peinture de chevalet où voisinent à la fois la sobriété spatiale de Fra Angelico ou de Simone Martini, l’apparente naïveté des primitifs, et la minutie réaliste de Memling, Holbein ou Van Eyck à laquelle emprunteront plus tard les peintres de la Nouvelle Objectivité comme Otto Dix. Mais Marion Bataillard, quoi qu’elle nourrisse sa peinture de références iconographiques, tant dans le traitement que dans la manière d’associer figures, objets et espace ne joue pas sur le code de manière distancée, ironique ou postmoderne comme le fait souvent l’art illustratif ou conceptuel. Elle ne peint pas sur, mais depuis. Ou elle ne le fait que de manière très marginale, considérant publiquement ce qui l’habite et la traverse d’une culture commune. Elle adopte le genre, le nuance d’apports personnels dus à la peinture moderne, au Cubisme, au Surréalisme, comme Balthus déplace Giotto ou Courbet. Et c’est en ceci qu’elle est paradoxalement actuelle : radicalement détachée du mouvement téléologique des avant-gardes et d’un certain discours sur l’art daté des années 70, esthétiques, manières, médiums, dispositifs lui sont donnés sans hiérarchie ni chronologie, selon un principe d’équivalence qui fait de chaque choix un choix personnel qui n’engage qu’elle et coupe court à tout métadiscours. Si elle peint comme elle le fait c’est parce qu’elle se l’autorise et témoigne ainsi que c’est possible. La question lui sera désormais extérieure. Ceci posé, elle avance dans ces ajustements du langage par lesquels se traduit ce qui fait pression dedans dans la confusion informe des désirs, des élans et des mouvements divers. La représentation est une aventure de pensées, d’accidents, d’élaborations, de jeux, d’associations possibles, d’équivoque. Et, à la crudité des tons, des mises en scène, qui évoquent parfois dans une manière néanmoins plus chirurgicale la peinture de Gérard Garouste, ou celle du Douanier Rousseau, laissant imaginer une symbolique à la fois précise et flottante, s’associe la crudité jouissive des mises à nu tant des modèles que de la peinture elle-même, mise en scène dans son dispositif (pose, construction narrative) comme dans sa matérialité (rendus, gestes, repentirs, dessin).

Cependant, il y a une différence de taille en regard des artistes de la Renaissance et même du Romantisme et du Modernisme : c’est l’absence de récit unificateur, de mythologie, qui ici apparait dans la sorte de sidération avec laquelle elle nous laisse. L’artiste, semblable à un aveugle, ne peut que tâter le monde à bout de regards sans désormais pouvoir le mettre en perspective. Elle se bricole son langage de débris et d’emprunts, métissé, hétérogène. Et chaque tableau, dans son espace réduit et dans les pièces ou la pièce archétypale qu’il dépeint d’un atelier à l’autre fait l’effet d’une réserve, d’un réduit, d’un lieu clos rassurant qui prémunit du vide, du déploiement infini, du vertige. En ceci pourrait-on parler d’une peinture domestique. Une peinture qui a lieu dans l’atelier, dans l’exercice du portrait posé, dans l’exercice d’élaboration mentale ou de conversation avec soi-même que l’espace figuré métaphorise. La peinture comme refuge ou objet transitionnel, bien d’autres artistes y souscrive, à l’exemple de Delacroix confiant à son journal que les illusions qu’il crée avec sa peinture lui sont plus réelles que le vaste monde en lequel il voit « un sable mouvant », ou de Jean Rustin tournant autour d’une même scène primitive vue dans un asile.
Malgré la nudité omniprésente, ce n’est pas une peinture que l’on pourrait qualifier d’érotique dans le sens où elle jouerait avec le frôlement, l’entrevu, l’excitation. Le sexe, comme un des lieux du corps, est un des objets du visible et s’inscrit dans une chaine de relations qui anime les trajets du regard comme ceux de la pensée, des pensées qui le seconde. Décomplexé, participant d’un travail de vérité, inscrit dans la variété des appétits du corps et de l’esprit, il n’en apparait pas moins d’une manière particulière, due à la place que la culture et la morale, la pudeur lui ont assignée. Ce pourrait être une provocation à l’endroit de cette morale, un acte de défi et d’insoumission, comme un jeu, un amusement. Un jeu qui, incidemment participe de ce mélange d’intuitions et d’élaborations symboliques qui traversent ou habitent l’exercice de la représentation et l’histoire de la peinture. Ainsi côtoie-t-il cet exercice à la fois complexe, simple et fondamental de l’autoportrait. Dans une série de travaux au pastel gras réalisés pendant la période particulière du confinement, alors que la situation redoublait encore la dimension domestique de l’œuvre, Marion Bataillard peint ainsi alternativement des vulves et des autoportraits, comme une façon de sonder dans le visage du haut, public, comme dans celui du bas, privé, ce qu’il pouvait se laisser entrevoir et peut-être même saisir de ce que l’on vit, de ce qui se manifeste de la vie en cette mise en pied par laquelle toute présence se fait.

Image : Marion Bataillard, Autoportrait en jeune fille bucolique, 2015.

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