Obscures clartés de Berlinde De Bruyckere

« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. »
Mallarmé

« Tout ange est terrible.
Mieux vaut que je taise la montée obscure de l’appel.»

Rilke

« La mort te fait frémir, pâlir,
Le nez courber, les veines tendre,
Le corps enfler, lâcher, mollir,
Jointes et nerfs croître et étendre.
Corps féminin, qui tant es tendre,
Poli, souef, si précieux,
Te faudra-t-il ces maux attendre ?
Oui, ou tout vif aller es cieux. »

Villon

« Je suis plus sensible à un arbre calciné qu’à un pommier en fleur. »
Germaine Richier

« Nous allâmes ainsi jusqu’à la lumière
en causant de choses qu’il est beau de taire,
comme il était beau d’en parler alors. »

Dante

Au milieu du XIXe siècle, les mathématiciens allemands Listing et Möbius décrivent indépendamment une figure mathématique qui s’apparente à un ruban vrillé bouclant sur lui-même et dont chaque surface est simultanément et sans rupture intérieure et extérieure à l’espace qu’elle cerne. Appelée ruban de Möbius au bénéfice du théoricien de Leipzig, cette figure singulière matérialise dans une géométrie fascinante et facétieuse une alternative à la pensée dialectique en plaçant dedans et dehors dans une dynamique non d’opposition ou d’alternative, mais de continuité, l’un se retournant dans l’autre en une formulation mêlée, simultanée ; une conjugaison, une conjonction.
Il m’a souvent semblé que le travail de Berlinde De Bruyckere travaillait ou était travaillé par ce qui est à la fois une conception philosophique et une approche sensible. Il mettait en culture et offrait à considérer ce passage continu du dedans au dehors, de l’humain à l’animal ou au végétal, du vif au mort, du masculin au féminin, de la répulsion au désir, de la violence à la douceur, voire à la tendresse. Non sur le mode dialectique ou pendulaire, mais de manière fluide et continue, saisissant l’ambiguïté à la manière d’un syncrétisme, d’un entremêlement, d’un miroitement.
Quelquefois vous baissez les yeux sur ce qui semble être une dépouille, un corps supplicié que la vie, enlevée, a rendu à son inertie matérielle. Une de ces âmes que la violence des sévices subies laisse dans une forme de mauvais sommeil, d’errance intranquille. Et vous ne savez pas s’il ne s’agit pas tout aussi bien des vestiges d’un rituel obscur, d’une manière étrange de soin, d’un autel. Le sentiment glisse de l’outrage ou de la répulsion à une forme d’empathie pour ce vêtement fragile de la vie, cet hôte précaire qu’est le corps. Vous déambulez, comme Dante dans les enfers, dans les jardins du refoulé.
« Jamais tonneau fuyant par sa barre ou sa douve
ne fut troué comme je vis une ombre,
ouverte du menton jusqu’au trou qui pète.
Ses boyaux pendaient entre ses jambes ;
on voyait les poumons, et le sac affreux
qui fabrique la merde avec ce qu’on avale. »

Et celui-ci ressemble à l’envers de l’existence atmosphérique, au-dedans du corps, au commerce des organes. C’est un paysage de chair, de muqueuses, de viscosités, d’humeurs, de lymphe et de sang. Un paysage de boyaux, d’abats, de glandes, de ductilités et d’affaissements. De galeries et de concrétions indécises. On pourrait y aller dans des lueurs tremblantes à bout de bras relever la silhouette de chevaux, d’aurochs, de mammouths laineux, comme on tire du ventre l’enfant qui nait.
Mais rien de grotesque à la manière de Bosch. Rien des angoisses de Saint-Antoine. Quelque chose de plus grave qui mêle la grâce au tragique, le beau au terrible, le torturé au délicat.
Le sexe féminin singulièrement s’apparente alors à une plaie, une blessure. Il localise ce lieu équivoque du retournement de l’extérieur sur l’intérieur et aussi bien de la plongée du visible dans l’invisible. C’est un passage, qui ouvre d’un monde à l’autre. Sont symptomatiques alors les œuvres de la série The Wound (2010/12) (la blessure) qui évoquent autant le joug de bœuf, un objet de contrainte ou de forçage, une plaie, et un sexe féminin déchiré ou « comme déchirure », une éviscération. Ou une œuvre formellement similaire comme Petal (2018) ou Met Tere Huid (2022) qui se traduit comme peau tendre ou peau sensible et qu’un dictionnaire anglais explicite par « easily broken, cut, or crushed; soft; not tough », insistant sur la fragilité ou la vulnérabilité. « Tout est lardé de blessures/bien aimé/la terre n’est pas simple », confie l’artiste dans un poème. « La peau ne connaît pas de frontières/la peau est terre de mélanges, champ de paradoxes/la peau glisse des surfaces dénudées vers l’intimité profonde/la peau porte les cicatrices du désespoir/les coutures d’incisions, les blessures de maltraitance/ la peau c’est l’idiot brutalisé/ la peau est un site d’interrogation un champ de bataille ». Et si les dessins de la série Lelie (2017) donnent au sexe masculin, cadré serré, l’allure d’un organe comme éviscéré, poussé hors du corps, n’ayant pour forme que celle que lui donne la gravité et ce qui pèse en lui, le scrotum semblable à un sac, une bourse, celle de Vagina qui lui fait écho explore le monde de plis que font les lèvres s’entrouvrant sur un mystère humide, esquissant une orée, une fente. Elle marque, avec quantité de sculptures tortueuses, ce passage perpétuel que figure le ruban de Möbius du dedans au dehors et du dehors au dedans, hésitation de l’ouvert et du fermé.
C’est sinuer vers des contrées difficiles et recevoir les vagues d’échos qui nourrissent le vertige de l’œuvre. Bien sûr L’Origine du monde (1866), de Courbet. La sculpture de Robert Morris ou de Matthew Barney. L’étrange Étant donnés (1946-66) de Marcel Duchamp. Mais aussi cet exercice des plis qui travaille la sculpture religieuse, de l’antiquité à l’âge baroque. Les êtres hybrides de Germaine Richier. Le geste des mains qui se joignent en manière de parenthèses. La mandorle en laquelle s’inscrivent les représentations des Saints et particulièrement du Christ en gloire ou de la Nativité.
Le tableau de Courbet met en scène un dévoilement impudique, un acte de voyeurisme qui coupe le corps à l’inverse du traditionnel portrait et de sa dimension sociale pour cadrer, on dirait aujourd’hui en caméra subjective, le bas ventre et le sexe d’une femme dont on ne saura rien. On sait la franchise de Courbet et comme il a déjà joué avec la dimension suggestive de l’érotisme (Femme nue au chien, Femme aux bas blancs), sa recherche du scandale avec Le sommeil (Paresse et luxure), et l’influence qu’il aura alors sur la peinture surréaliste de Balthus. L’Origine du monde, peint pour la collection personnelle de Khalil Bey, est contemporaine des stéréoscopies pornographiques comme celles d’Auguste Belloc, vouées à l’excitation sexuelle et dont on ne sait si le peintre possédait des exemplaires dans la documentation photographique qui fut détruite à sa mort. On ne sait si le titre est une malice ou participe de cet héritage qui faisait peindre depuis des siècles sous le prétexte de muses, de nymphes mythologiques ou de récits pathétiques des femmes nues alanguies, blessées, mourantes ou glorieuses. Il déplace la question pornographique et proprement sexuelle en lui donnant une caution métaphorique. Mais, oubliant cette dimension spirituelle du titre, son bon mot, se tenant face à l’image nue, le tableau demeure fuyant dans sa frontalité même. Quand certaines toiles de Boucher par exemple laissent à imaginer une invite, celle de Courbet laisse en suspens, marque un arrêt. L’entrainement narratif qui chez Duchamp sinue dans les parages des faits divers et du « fantastique social » de Pierre Mac Orlan, est ici suspendu à un moment de fascination pour l’image qui est comme en train de se faire. Ce n’est pas une fièvre, mais un morceau de corps, presque une vanité, invitant très vite par-dessus le désir un monde de méditations inquiètes. On pense aux fragments anatomiques de Géricault et ces corps devenant viande, pièces. A sa dimension très matérielle. Et ainsi, se disent par ce détour ce que les œuvres de Berlinde de Bruyckere doivent au bœuf écorché de Rembrandt.
Le corps dans sa présence cesse alors de répondre à son appréhension mondaine que cultive le portrait, aux alternances de l’érotisme et de la gloire hérités de l’antique, à son usage religieux ou philosophique dans les transits, les vanités et les œuvres de miséricorde. Il avoue son caractère mêlé, comme l’indissociabilité du corps et de l’esprit. Sa nature métisse. Les esclaves de Michel Ange ont la même ambiguïté, semblant lutter ou se fondre dans le bloc de marbre brut duquel le sculpteur les tire et conservant avec lui une profonde affinité. Et l’Iris, messagère des Dieux de Rodin, entre la danse, l’écartèlement impudique et l’assujettissement sexuel. Elle fut appelée Figure volante ou encore l’Éternel tunnel. Écho à l’Origine du monde, à son vertige, et équivoque comme lui, expressive, formelle, érotique, symboliste et mythologique tout à la fois. Tout comme les dessins aquarellés du sculpteur tirent tantôt du côté de la graphie, du glyphe, tantôt de la pulsion, tordant le corps comme dans un rêve fiévreux, écartelé, bavant sa chair et sa sueur.
Regardant Tre arcangeli (2021-2022) on voit des suppliciés, des pendus, les Bourgeois de Calais, autant qu’une ascension du Caravage, de Velasquez ou de Bill Viola, un Christ en gloire, un tableau du Greco. Se fait devant vous une image, comme le tableau de Courbet, comme le Bœuf de Rembrandt, comme le Christ à la résurrection arrêtant d’un geste Marie-Madeleine. Non pas parce qu’il serait question de planéité ou de virtualité – les œuvres de Berlinde de Bruyckere sont éminemment charnelles -, mais par cette distance induite. Parce que la peau ne serait plus cette enveloppe qui couvrirait l’impensé ou le refoulé des viscères, mais une des matières organiques du corps. Parce qu’il s’agirait presque de sortir le corps de son angle mort, de ses récits, pour le poser là-devant et le considérer pour lui-même et voir et dire les rapports ambivalents que vous entretenons avec lui. Ce contre quoi la modernité et l’hygiénisme se sont dressés. Ce qu’ont réclamé les Lumières, la raison et que sera venu inquiéter le romantisme, le surréalisme, la psychanalyse. Éviscérer la corps-fiction sociale de son inconscient, comme chez Masson, chez Bellmer. Il s’agit aussi de le sortir d’une fixité immuable pour le rendre à sa vie, à ses transformations continues, à une forme de recyclage toujours en cours des forces et des faiblesses, des réussites et des échecs, des délaissés et des balises.
Berlinde de Bruyckere est en ce sens une héritière de Louise Bourgeois. De cette manière de sublimer les passions, les pulsions, les traumas, l’imaginaire des rêves et des fantasmes, les cauchemars, en puisant à leur matière même. En leur donnant la dimension, non plus du soupçon, mais de l’évidence. Non plus du récit, de la fantasmagorie, mais du charnel. En les incarnant. C’est la même circulation encore : l’image glisse tout autant vers le symbole que vers le matériel en un mouvement d’entraînement pareil à celui qui noue le ruban de Möbius sur lui-même, à celui qui fait du corps une masse de plis, à celui qui fait de la mandorle au tympan de l’église un symbole du passage, de l’apparition, un sexe, un seuil, un cadre, une métaphore de l’inconnaissable et du sens tapis au fond des choses, un œil qui vous regarde, le lieu du perpétuel retournement du vécu en mythe. Infinis nouages qui font du corps ce mystère de l’incarnation, images et chairs, haut et bas, élan et pesanteur mêlées.

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