On prend note des désastres du monde

« Ainsi, le flux d’images déversé dans nos yeux devient notre activité « spirituelle » tout en gardant l’apparence d’un spectacle inoffensif. (…) Tant qu’il est occupé par ce flot visuel dont l’invasion est continue, notre esprit ne le pense pas pour la raison qu’il n’a pas besoin de se représenter ce qui, tout en l’occupant, ne cesse pas d’être devant ses yeux. »
Bernard Noël, Le cerveau disponible.

On prend note des désastres du monde, des mille perversions qui fleurissent dans les parages de nos gestes, au milieu même de nos rêves. On écrit la proximité de nos divertissements et de nos crimes. Comme la folie traverse et infuse nos vies. On trace dans un désordre d’images se superposant comme les cavalcades sauvages aux parois des grottes la silhouette du chaos. Non sans quelque sentimentalisme à retrouver ici et là des images, des motifs, les indices de moments vécus qui ré émergent comme dit-on au moment de la mort votre vie entière en une succession de flashs vous revient.
Ce que vivre dépose en soi, les éclats que font les reliefs du monde, tout ça est si proche des rêves, des hallucinations ou des délires, tissé à une récit aussi souple que le fil que dévide le temps dans son cours. La pensée, lorsqu’elle parcourt ces paysages, incline à tout abstraire, tout mettre à distance, à rejoindre ce régime des images où tout nous reste familier mais ne nous concerne plus vraiment. Et on en vient à penser que c’est cela l’histoire : quand le vécu s’éloigne en même temps qu’il acquière une lisibilité.
Tout cela est monstrueux dans le premier sens du terme, c’est-à-dire étonnant à voir, frappant pour l’esprit.
Robin Kid, jeune artiste dont on peut voir actuellement les peintures et sculptures à la galerie Templon, réalise des grandes composition hyperréalistes, montages comme en produisent la superposition de fenêtres sur nos ordinateurs, la multiplication des images dans nos vies et qui empruntent autant à la presse, aux informations qu’aux séries télé et aux dessins animés.
Portraits léchés, impeccables, dans une facture qui n’est pas sans évoquer celle des attractions foraines ou des camions de routiers, le pathétique éloquent de l’art néoclassique, le lisse de l’esthétique pop, ils sont comme des moments de nos vies, des aspects, des motifs de notre histoire, un état des lieux de la période contemporaine d’hyper-information médiatique. Ou plutôt, ils exploitent l’imagerie complaisante qui caractérise le rapport équivoques que nous avons avec elle. Ils s’en saisissent moins qu’ils s’en délectent, s’en laissent imprégner, traverser. Ce qui semble bien absent dans tout ça, c’est le sens. Au sens dynamique du terme. Pas de réelle perspective, simplement un état des lieux, un effet de stagnation. Les évocations convenues s’enfilent comme des perles : une carcasse de voiture en flamme, un chantier urbain, un feu de forêt, un corps étendu comme le christ dans la déposition d’Enguerrand Quarton, un drapeau en lambeaux, un adolescent torse nu, des images de dessins animés des années 80… Journal impersonnel fait de coupures de presse, chantier de nos états d’âme, d’imaginaires colonisés par la grande industrie du divertissement populaire. Et toute pensée critique alors ne peut que patiner, vouée à l’hébétude, la vague fascination qu’exercent les formes apprivoisées et comme dépolies du sublime.
Les artistes futuristes au début du siècle précédent s’enthousiasmèrent d’abord pour la guerre, motif moderniste, le spectacle de la puissance mécanique, cet élan lyrique qui vient du dégagement des forces qui se fait dans l’assaut, par le grand corps qu’ils forment dans la lutte, par ce qui, à l’âge de la majorité, ressemble à un rite de passage. Dans le bruit et la fureur, la proximité de la mort, ils se sentaient placés au cœur d’un événement historique qui caressait leur appétit d’existence et d’aventure. La guerre, c’était un nouvel âge qui passait enfin par-dessus le précédent, en court-circuitant la tacite reconduction. Et c’était dans les parages de leur mort que se formait la vérité de leur propre vie.
On sait comment la chose s’enlisa et le sordide et la crasse qui devait ternir l’héroïsme. On sait les traumas avec lesquels une génération traina sa vie et comment les éclats de mortiers avaient sans préavis, avec la fulgurance inouïe d’un retour du réel sur lui-même arraché les sourires et les cris dans une même déflagration.
Il y a loin entre l’esthétisation des images et la claque du réel. On en a trop vu ?
Et un peu comme les partis politiques dits d’opposition tiennent pour partie par ceux auxquels ils appuient leur contestation et vis-à-vis desquels ils sont littéralement réactionnaires, on voit se multiplier ces dernières années que le dérèglement climatique est devenu une préoccupation populaire une iconographie de la catastrophe. Des toiles mélancoliques qui ne sont pas sans évoquer le sublime de la mer de glace de Caspar David Friedrich, l’incendie du parlement de William Turner, l’éruption du Vésuve de Johan Christian Dahl ou de Pierre Henri de Valenciennes. Mais est-ce que le pathétique dont on dit que par le spectacle ou l’expression des souffrances et des malheurs il excite les passions, nourri ne serait-ce qu’une indignation comme celle qu’appelait Stéphane Hessel, sinon une véritable mobilisation ? On est-il une sorte de mouvement à vide, vaguement circulaire, entêtant comme une berceuse ? Si parfois l’angoisse sourd, plus souvent c’est la beauté – une beauté tragique – qui domine.

Je me souviens alors du témoignage d’un rescapé d’Hiroshima qui dans le même temps qu’il faisait état du drame que cela représentait pour son pays, pour les siens et pour lui-même confessait qu’il n’avait rien vu de plus beau dans sa vie. C’est cela qu’il retenait, malgré le deuil, la honte, la tristesse : quelque chose de plus grandiose que les plus beaux couchers de soleil.
« Dans la fureur la plus aveugle de la destructivité, dit Freud, nous ne pouvons manquer de reconnaître que la satisfaction de l’instinct s’accompagne d’un degré extraordinairement élevé de jouissance narcissique ».
Un gout, une passion du tragique. Une beauté du tragique.
Bien sûr on se souvient la remarque de Lucrèce sur le contentement ou le plaisir que l’on peut ressentir à contempler une tempête quand on est à l’abri. Observation que semble accréditer le romantisme, son goût pour les batailles et les naufrages. Mais me revient qu’en gravure et en lithographie on appelle « amour » le contact appuyé de la feuille et de la matrice par lequel le motif encré se transfère sur l’épreuve. Si on cherche, scrutant toute sorte de choses ce qui nous échappe, c’est un phénomène semblable à cette mécanique peut-être qui nous fait représenter inlassablement la mort, le désespoir, la catastrophe, mettre en scène les passions qui nous travaillent, nous représenter ce qu’il nous semble dans une sorte d’évidence disparaitre toujours derrière sa propre apparence. Nous pose devant, les yeux ouverts autant que possible, essayant de nous en imprégner, de nous en pénétrer, d’en sonder la réalité, la vérité. Que peut-on saisir à travers nos représentations ?
Si l’artiste chroniqueur ne fait que tendre un miroir à ses contemporains en métaphore de la conscience comme on le dit parfois, dans notre monde renversé qui constitue notre société du spectacle, comme l’écrit Guy Debord, « le vrai est un moment du faux ». Tout est ravalé par l’immense fabrique des récits à laquelle sont soumis chaque parcelle de vie.
La conscience n’en finit pas d’être détournée, happée par ce qui constitue comme Pascal l’entendait du travail, un divertissement. Et le regard n’entraine plus aucun soulèvement, aucune prise. Il s’apparente à une sorte de respiration molle, languissante. Le réel se désincarne continuellement dans les images que l’on en fait. N’en reste qu’une jouissance abstraite.
Bernard Noël, dans un petit livre s’en inquiétait justement : Il est vrai que l’on n’a pas besoin de cette perception de ce magasin intérieur de nos représentations et de son organisation pour s’en servir : « la vue va et vient dans nos yeux comme l’air dans les poumons », « sauf que cette perception précisément permettrait une relation réincarnée et que la ré-incarnation est sans doute une démarche capitale quand on cherche le meilleur moyen de résister à l’occupation médiatique ».

Image : Robin Kid, galerie Templon, Paris, septembre 2021.

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