Où finit la ville

François Bon écrit. Et il fait aussi des livres. Même si ces derniers temps on l’écoute les parler, mettre en scène sa parole avec gestes et mimiques et filmer aussi ce qui la fait se mettre en marche, sinuer, ricocher.
Il fait des livres-sites et puis des livres-films, comme toujours entrouverts et de plus en plus portés par le déséquilibre qui les sollicite.
Souvent ce rapport qu’il expose et explore, qui a pénétré toute la peinture française depuis Diderot, de Chardin à Manet en passant par Courbet ou Watteau, c’est la place du spectateur ou de l’auditeur, et donc aussi de l’auteur : ce qu’on dirait le dispositif ou quelque chose qui traverserait le théâtre pour atteindre peut-être quelque chose de ce qu’appelait Artaud -mais c’est un monde que je connais mal – certains diraient, pas le théâtre, mais le drame. L’accueil ou la mise en scène de ce qui advient. En tout cas quelque chose comme le pied qui s’avance au bord du vide et sa parole qu’on jette là-devant, par laquelle se fabrique cette relation au présent qu’accrochent parfois les regards dans la peinture. Construction mémorable de Courbet dans son atelier ou pour l’enterrement à Ornans. L’Olympia de Manet ou son déjeuner sur l’herbe : je transfigure. Enfin, quelque chose que je me sens incapable de faire (ou si rarement : à l’occasion de rencontres où, galvanisé par le trac, pris par l’émulation de l’échange, de ce que l’on ne parvient jamais tout à fait à dire, ou du moins comme on le voudrait, on n’en finit pas de marcher funambule par une pensée que l’on découvre soi-même au fur et à mesure qu’elle se dévide). Mais pas comme ça, seul face caméra à emprunter des chemins si variés. Pas à embrasser si large, gargantuesque, infatigable.
Pour sûr il me répondrait : « j’ai vingt ans de plus que toi ! » (sous-entendu le chemin, toutes ces lectures, ces ateliers, ces dialogues ou conférences. Les bornes et les bibliothèques avalées). Enfin, sacré travail de tuyauterie, maçonnerie kafkaïenne si on pense au terrier ou à ce site de Philippe De Jonkheere dont j’oublie le nom et qui était modèle pour nos premières expérimentations web (je retrouve : desordre.net).
Enfin, là, un livre dans sa forme la plus traditionnelle, imprimé papier, dos carré collé. Est-ce qu’il faudrait s’en empêcher ? Imaginer une quelconque opposition ? C’est pas vraiment une question qui m’intéresse.

L’occasion en a été une résidence d’écriture autour de l’agglomération nantaise, du côté du lac de Grand-Lieu. Quel a été précisément l’intitulé de l’invitation ? Par quels termes contractualisé la commande ? Il n’est pas nécessaire d’indiquer davantage, comme pour moi cette année la proposition de venir écrire sur, à partir ou autour d’Étretat et du grand site des falaises. Sauf qu’on sait à chaque coup ce qu’on vous demande pour rassurer les commanditaires, remplir les cases, mimer qu’on sait avant de s’être embarqué vraiment là où on compte aller et comment on va s’y prendre. Et à lui comme à moi je crois à quoi ça servirait de faire un film, un livre ou un tableau si on sait d’avance et le chemin et ce sur quoi il donne? A chaque fois me reviennent les vers de Desnos : « Quelque part dans le monde au pied d’un talus, un déserteur parlemente avec des sentinelles qui ne comprennent pas son langage ».
Enfin, la ville, ou le corps de la ville, ses réseaux, ses infrastructures, de quoi elle serait la forme couchée, les franges où elle se délite, le bâti et le vivant qui la constituent, l’animent, ses mutations et sa mémoire… Bien sûr, rien de trop étonnant. François Bon, je l’avais moi-même abordé par Sortie d’usine, Décors ciment, Un fait divers, Parking, La ville est ce cri et encore son livre sur Hopper : la ville comme objet central, comme elle l’était pour moi-même à l’époque. Et même quand elle n’est pas mise devant en tant que décors, élément aussi déterminant qu’un visage dans sa présence et le monde mobile qu’il héberge. Je découvrais tout juste Benjamin et Gracq. D’ailleurs, cette question « Où finit la ville ? », c’était de mémoire celle qu’un ou deux de la même promo que moi aux Beaux-Arts posaient comme essentielle à leur démarche de photographe ou plasticien. Me souvient comme le copain Lukas, s’arrêtait au grand format ou à la chambre sur les réalités les plus mornes de la banlieue parisienne dont il saisissait comme Morandi avec ses pots et bouteilles la vertigineuse et mutique présence. Me rappelle encore à quinze ans de distance la phrase de Mallarmé que j’avais extrait de je ne sais plus lequel de ses livres : « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel.

Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde.

À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant qui fait défaut.

Semblable occupation suffit, comparer les aspects et leur nombre tel qu’il frôle notre négligence : y éveillant, pour décor, l’ambiguité de quelques figures belles… » Comme j’étais en couple alors avec une étudiante de l’école du paysage de Versailles (je l’accompagnais certains jours ou les week-ends dans la grande banlieue que sillonne les RER), c’était devenu aussi familier pour moi d’aller explorer à la faveur d’errances les zones d’interpénétration, de frictions ou délitements par lesquelles le paysage se reconfigurait en s’appuyant différemment sur telle ou telle articulation, extension, volume ou muscle.
Cette année, ça devait être fin 2004, c’était en m’attardant sur un quartier de Vigneux sur Seine, puis à sillonner Sarcelles que j’avais initié une série que j’intitulais « landscape(s) » et qui consistait à travailler ces arrangements des zones périphériques où la géométrie d’immeubles ordinaires se confrontait à la végétation presque libre des friches.
A l’époque c’était pas forcément numérique, mais on emportait en bandoulière l’appareil photo, carnet pour quelques notes et la carte IGN. Pour François Bon aussi, aller voir signifie qu’en dialogue ou complément de ce que l’exploration du territoire invitera à écrire, l’appareil sera à portée de main l’outil principal pour prélever des indices et fabriquer des vues.
Quelques-unes parce qu’une image déjà à regarder depuis là où on est, la voiture garée pas loin ou même juste vitre baissée se dresse ou s’assemble, crue, mélancolique, équivoque, belle d’une façon difficile à définir. D’autres comme pour accompagner le regard, témoigner, servir de mémoire au mouvement de traversée.
Alors c’est comme ces albums photo de famille où se laisse lire avec lacunes, disjonctions, l’existence diffractée, étendue et mobile, plurielle, d’un objet spatial qui participe de l’urbanité, déterminé par nos modes de vie et les déterminant en retour. La silhouette d’un entrepôt, d’une usine, les serres ou la maison au crépi gris qui fait l’angle d’un carrefour. Les piles de palettes ou de pneus, le parking où s’alignent les semi-remorques, comme le square désert ou le complexe sportif avec panier de basket et cages de foot. La reconstruction perpétuelle de la ville sur ce qu’elle conserve de son passé et ce qui pousse de quartiers neufs, de zones commerciales ou industrielles dans la banalité de l’urbanisme moderne. La ville souvent fait métaphore, même mal saisissable.
Il n’y a que nommée qu’elle se prévaut de bords nets, comme pris dans un mur d’enceinte qui la définit et l’isole. A la parcourir c’est davantage euristique et rhizome, rivages en ce qu’ils sont zones floues, maillages par lesquels on reconnait justesse à l’expression « tissus urbain ». C’est jeu tout ça. Avec zones d’échauffements et délaissés. Le titre, à y faire attention, ne pose pas question mais annonce plutôt un objet que le texte, au tâté, se propose de localiser. Et la réponse, lapidaire, se glanera, ironique, tissée à même le texte : à la marque loin, la berme. Comme si c’était même mirage que pour l’horizon. Quelque chose qui n’existe que dans les mots ou la perspective du regard, mais insaisissable et sur quoi aucun pied ne peut prétendre venir se poser.
A soi d’emprunter les chemins, les lignes de désir dont on serait curieux par drone de relever le dessin. A soi de débusquer les signes. Moins les preuves peut-être que les traces. Un poète doit laisser des traces de son passage, écrivait René Char, car elles seules font rêver.

François Bon, Où finit la ville, éditions joca seria.

2 Commentaires

  1. Danièle godard-livet

    Plaisir de vous retrouver grâce à François Bon. J’avais vu votre exposition au Musée Dini et quelques images me restaient en tête. Je découvre que vous écrivez aussi. Un vrai bonheur de vous suivre désormais.
    Bonne journée

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  2. jérémy liron

    Merci, les chemins se croisent, se perdent, se recroisent…

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