« A Vizille, dans les salles vides du musée, il pouvait rester de longues minutes devant deux grands tableaux d’un certain Debelle, qui n’est pas resté aussi célèbre que Delacroix car il avait deux siècles de retard et peignait à la fin du XIXe siècle comme on peignait au début du XVIIIe, mais de cela Auguste se fichait éperdument ; de son propre aveu, le style, la manière, toutes ces finesses, ça n’était pas pour lui. »
Emmanuel Ruben
La majorité des jeunes gens qui s’inscrivaient aux Beaux-Arts au tout début des années 2000 – mais l’observation vaut sans doute pour la génération d’avant ou pour la suivante – avaient dans l’idée qu’ils y apprendraient à dessiner, à peindre, à sculpter ; à graver peut-être ou tirer des photographies. Pour certains c’était dans la fascination de reproductions vues de tableaux ou de fresques de Raphaël, de Leonard ou de Michel-Ange. Pour d’autre sous l’effet d’un souvenir onirique de Moreau, de Chagall, de Frida Kahlo, de Van Gogh, de Dali ou de Magritte. Quelques-uns sans doute s’y voyaient destinés par un coup de crayon que leur entourage jugeait prometteur ou par un tempérament inventif et rêveur qui convenait mal à ce que l’on savait des métiers dits « normaux ». Les Gérôme et Géricault, les Caillebotte reproduits dans les ouvrages scolaires donnaient matière à « chalenger » les plus habiles fantasmant des académies où ils s’exerceraient sur l’antique ou sur modèles vivants. Les modernes laissaient penser aux autres qu’une voie était possible pour qui avait le goût. A ceux-ci faut-il encore ajouter ceux et celles qui n’avaient pour référence que les peintres régionalistes officiant sur les marchés, dans les cours du soir, l’atelier municipal ou bien l’art populaire des mangas et autres illustrés.
Je fus à vrai dire l’un d’eux, abonné à un magazine livrant chaque mois quelques pages sur un grand peintre de l’histoire dont étaient analysés les œuvres, prenant le mercredi après-midi un cours de dessin en copiant maladroitement David ou Delacroix, désireux d’être initié aux secrets du beau geste et de la proportion, au dessin de Botticelli, à la minutie de Vermeer, aux nuances des paysages de Monet ou de Turner et prenant pour modèles les académies et les peintres de pittoresque, champs de lavandes ou barques de pécheurs.
Était-ce différent à Paris, école plus libérale ? à peu près partout il semble, il se disait que l’art d’aujourd’hui avait changé de celui dont on se faisait naïvement l’image ; que nos désirs en somme étaient anachroniques. Peindre, si cela définitivement nous requérait, ne se faisait plus, ne pouvait plus se faire sur une toile avec un pinceau en copiant un sujet, quand bien même vous visiez une manière plus expressive, ayant eu connaissance de Soutine, de Modigliani. On vous indiquait la possibilité d’user de spots d’éclairage et de gélatines de couleur, de découper dans des magazines, d’exploiter de manière expérimentale le grain de la vidéo ou pourquoi pas d’utiliser son propre corps dans des performances, des happenings pour questionner les traces, le mouvement et l’espace. Ou encore : investir dans de la peinture à carrosserie que l’on ferait couler sur des amas de plâtre, des assemblages d’objets ? Hector Obalk l’a résumé, lapidaire à l’orée du XXIe siècle : « Un peintre peint une pomme sur une toile. S’il supprime la pomme de sa toile, il fait de la peinture abstraite. S’il supprime la toile et pas la pomme, il fait de l’art conceptuel (exposer la pomme, écrire le mot pomme, etc.) Et s’il continue de peindre des pommes sur sa toile, il a toutes les chances de faire de la mauvaise peinture… »
Il est vrai qu’un monde s’ouvrait, qui laissait vaguement interloqué, quand on découvrait les formes que l’art pouvait prendre et la place bien souvent massive du discours. On expérimentait joyeusement avec le sentiment parfois d’être arrivé un peu tard puisque tout semblait avoir déjà été fait, nous interdisant, sous peine de redite ou de marcher à l’envers de suivre nos penchants premiers. Et il était vrai que nous étions naïfs, peu informés, assez romantiques. A dix-huit ans Picasso n’avait pour moi d’intérêt que pour sa période rose et Dubuffet me faisait pouffer de rire – j’apprendrais à les apprécier un peu plus tard.
L’histoire qui s’enseignait était résolument téléologique. L’époque moderne avait inventé les couleurs vives, antinaturalistes, le fauvisme, le cubisme, puis l’abstraction et enfin les ready made. Tout menait vers une dislocation des formes, une fusion de l’art et de la vie ou de l’art et de la philosophie menant à des réductions conceptuelles de diverses tonalités. Nos enseignants étaient issus des mouvances Fluxus ou Support/surface, Marcel Duchamp était leur Saint Patron, Buren un funambule.
L’histoire était écrite à l’aune des avant-gardes. Par dépassements ou démarcations successives. Cela tenait de l’évolution naturelle.
Chacun a ses anecdotes. Tel membre de jury devant un candidat présentant des tableaux relevant de l’abstraction géométrique ironisant de l’anachronisme de sa proposition. Rien à garder. Circulez il n’y a rien à voir. Un prof qui vous demande comme vous vous escrimez malgré tout à peindre si vous venez à l’école à cheval. Un autre qui se pince le nez à l’odeur de la térébenthine ou demandant s’il on a exhumé dans les parages un vieil alchimiste. Que cherchiez-vous à dire, où envisagiez-vous d’aller avec ça ? Peindre était un entêtement qui menait dans une impasse ou un manque de jugement. Les chevalets étaient fait pour les musées. Il n’était pas rare de juger réactionnaire, sinon ringard, ou nul et non advenu tout travail qui empruntait à la tradition la toile et la peinture, académique celui ou celle qui osait user d’un certain réalisme. On craignait l’anecdote. Il était sans doute incompréhensible après les efforts des générations précédentes qui n’avaient cessé d’être raillés, interdits, condamnés pour leurs liberté prises, nous décidions devant les portes ouvertes de retourner à des formes canoniques et bourgeoises, confortables et éprouvées.
Sans doute, oui, fallait-il nous pousser à dépasser nos a priori, à explorer en dehors des conventions, à remuer le goût. Mais il faut distinguer l’ouverture à toutes sortes de possibles, le goût du dépassement et de l’exploration, voire de l’expérimentation et une manière de canaliser et d’interdire. On en avait l’intuition malgré tout : ce n’était pas le médium qui faisait l’actualité. Des installations et des vidéos pouvaient tout aussi bien ressasser des questions et des sensibilités datées qu’un dessin au charbon se trouvait détourer les contours du présent.
A l’issue de cinq années de Beaux-Arts, si nous étions tous plasticiens, certains étaient marqués par un intérêt pour une expression multimédia, d’autres pour la sculpture ou la photographie, le dessin… Cela d’ailleurs pouvait changer par période, selon les projets.
Je crois que les graveurs, taille-douciers, lithographes étaient jugés les plus démodés, les mains dans l’encre à gratter au burin ou manier les acides comme de vieux alchimistes.
Les peintres venaient juste après mais se distinguaient entre ceux qui déconstruisaient ou métissaient dans le sillage de Sigmar Polke ou d’Albert Ohelen ou même de Martin Barré ou Jean-Marc Bustamante et ceux qui à l’instar de Pat Andrea ou Boisrond, sans parler de Vladimir Veličković ou James Bloedé s’attachaient à la figure, à la narration, au vieux métier avec romantisme ou fricottaient du côté de l’illustration et de l’anecdote.
Peindre était un truc dangereux, borderline, cerné par divers précipices, comme le romantisme, l’illustration, l’académisme, la croute, l’amateur peintre du dimanche, l’aquarelle de retraité, l’heroic fantaisy de l’ado amateur de Tolkien et de jeux de plateau, la redite, le plagiat… Mais est-ce vraiment spécifique au médium, sous prétexte que son histoire est longue et que des génies indépassables en minent le chemin ?
Les lieux les plus branchés dans l’art contemporain l’évitaient soigneusement.
Surtout lorsqu’elle était locale, française. Car en Angleterre et en Allemagne (naissait alors l’école de Leipzig) où le marché s’organise différemment, de nouvelles générations étaient portées par un écosystème de lieux, de galeries, de critiques et de collectionneurs.
Rares étaient les résidences d’artistes à accueillir les peintres. Les seuls prix qui les autorisaient à concourir semblaient relever de l’académie et de la tradition. Quelques galeries en montraient, mais presque aucun frac. Globalement on regardait ailleurs. Les grands projets étaient voués aux expressions plus spectaculaires de Daniel Buren, Claude Lévêque ou Loris Gréaud. Les lieux alternatifs à Sarah Tritz ou Thu Van Tran, Virginie Yassef, Stéphane Thidet ou Bruno Peindao ; des travaux dans la lignée de Jessika Stockholder, de Thomas Hirschorn…
Qui aimait à la fois l’art contemporain dans sa diversité, son débraillé parfois, et la peinture se trouvait le cul entre deux chaises. Vous étiez artiste ? Vous faisiez des tableaux ? On avait un ami artiste aussi, mais plus dans l’art contemporain…
Aujourd’hui dit-on on assiste à un « retour » de la peinture. Est-ce à dire qu’on la voit d’avantage ? Qu’on la voit mieux ? Ou que d’avantage de plasticiens se revendiquent peintres ? Que la presse et les musées s’y intéressent à nouveau après l’avoir un peu boudée ? Sans doute un mouvement qui remonte à quelques années et s’est affermi à force de persévérance, le fait de quelques adoubements (Claire Tabouret…), a à la fois attiré l’attention sur une scène dispersée et suscité des vocations. Est-ce dû par ailleurs à une lassitude ressentie pour certaines formes plus austères ou au contraire plus spectaculaires ? Le fait d’un mouvement cyclique ? Participe d’une évolution globale et de la crise des valeurs capitalistes ? D’un retour aux métiers manuels parallèle à l’hégémonie des écrans et du numérique ? Au low tech ? Un mouvement similaire à celui qu’a connu il y a quelques années la céramique ou le dessin ? Doit-on y trouver des liens avec les préoccupations sur le genre et sa déconstruction ou avec l’écologie ? Des personnalités, des médias, des lieux qui y étaient ouvertement hostiles il y a peu n’hésitent plus à la mettre en avant. Revirement sincère ou opportuniste ? L’histoire, l’analyse, la critique restent à faire. Pour l’heure il s’agit de prendre acte. De considérer ce qui se donne à voir dans sa diversité et ses spécificités. Comme on fait une photo de classe.
On sait désormais que les mouvements ne font pas que succéder les uns aux autres, que l’anachronisme est une réalité de la contemporanéité, sinon une de ses paradoxales manifestations. Que les choses sont plus complexes, plus bariolées, plus mêlées. Partons de là : des jeunes peintres n’ont plus peur d’affirmer leur peinture, ni de se frotter à des manières, des sujets jugés anachroniques ou un peu bêtes. Ils entendent faire ce qu’ils font, malgré tout.
Il était de bon ton dans certains discours d’opposer art contemporain et peinture, tant d’un côté que de l’autre. Certains revendiquant de travailler des formes qui se distinguant le plus radicalement possible de celles du passé se voulaient un laboratoire d’avant-garde. Les autres pour renvoyer dos à dos la tradition, le métier, le bien fait et le beau et ce qu’ils jugeaient décadent, conceptuel, snob. Or on peut avoir le goût de la peinture, se pâmer devant Velasquez ou Fra Angelico et admirer l’œuvre de Louise Bourgeois, de Pedro Cabrita Reis ou Oscar Tuazon ; trembler devant un Morandi et devant une installation de Pierre Huyghe. On s’affirme peintre de corps mélancoliques peut-être pour ça : l’Iphone dans la main à partager des mèmes en scrollant sur Instagram, Spotify dans les oreilles et émus par une aquarelle de Marie Laurencin. Un peu futuristes un peu vintages.
Peinture, céramique et dessin, dans leurs formes les plus canoniques comme dans leur métissage sont des expressions contemporaines ou pour mieux dire atemporelles. Les nouvelles générations ne s’interdisent rien. Il faut dire que les médiats uniformisent tout et sur un écran, dans une base de données, La Joconde et les portraits de Marilyn ou d’American gothic, Van Gogh et son oreille bandée ou Frida et son mono-sourcil deviennent strictement contemporains. C’est le propre de la culture populaire.
Avec ça il faudra observer ce que montre la photo de classe. Distinguer peut-être des familles, des écoles. Constater un retour de la figuration et même de la figure. Certains assument sans sourciller un goût pour le réalisme XIXe siècle ou des années 20, d’autres pour une veine naïve mêlant illustration et surréalisme, voir fanzine, d’autres explorent les possibilités du décoratif ou de la scène de genre quand plusieurs encore citent les primitifs italiens ou les maniéristes flamands. Ils ne sont pas tout, mais c’est remarquable. On ne s’interdit plus les effets de transparence, de modelé, de reflets et toutes ces pièces de bravoure qui attestent d’un savoir-faire technique. S’il est des gestes et des sujets qui paraissaient impossibles, trop marqués, trop connotés ou éprouvés à ceux de ma génération qui ne pouvait sortir d’une approche méta, quelque chose s’est ouvert et décomplexé pour la suivante qui assume parfois sans discours ni justification de ne peindre que ce qui les touche ou ce qu’ils aiment; ce qu’ils ont envie. Un bouquet de fleurs, son amoureux qui lit un livre, le jour qui tombe sur un paysage… choses qui étaient il y a peu irrecevables, surtout si elles étaient traitées dans un réalisme léché ignorant volontairement les révolutions cubiste ou fauve, expressionniste. Philippe Cognée s’était bien fait connaître il y plus de vingt ans pour ce portrait mélancolique qu’il faisait de notre modernité avec chaises de jardin, machines à laver et immeubles ordinaires. Mais sans sa façon de lisser l’encaustique en invitant quelque chose du photographique, sans doute serait-il resté méconnu. De même si Marc Desgrandchamps n’avait pas joué d’un certain délitement de l’image et d’une forme d’inquiétude hallucinée. Aujourd’hui Mireille Blanc met les pieds dans le plat, peint sur de petits formats des gâteaux d’anniversaire et des jouets de brocante avec ces empâtements qu’on dit typiques des croûtes.
(…)
19.09.24 Le jour des peintres – 80 peintres de la scène française au Musée d’Orsay.
Entièrement d’accord avec ce texte de Jérémy Liron .
Tellement d’accord !!!
Issue des Beaux -Arts de Lyon , sortie diplômée du DNSEP en 1990 , il était has been , complètement Has been de peindre … Nous étions 2 à l’école ….
La nécessité de gagner sa vie pour manger m’a fait tt de suite comprendre que créer mon propre Atelier pour y donner des cours était le mieux que je puisse faire pour ne pas m’éloigner de ma passion pour la peinture , heureusement que j’adore enseigner!!!!
Je savais que les gens me suivraient dans cette passion et qu’un jour les décideurs changeraient , qu’une nouvelle génération du milieu culturel balaierait ces Duchampiens si imbus de leur suffisance.
La France avait pris tellement de retard par rapport à l’Allemagne ou l’Angleterre !!!!
Mais ma génération est passée sous les radars sacrifiée comme nos retraites qui reculent …
Par contre je n’ai rien lâché, je peins toujours , expose et rencontre de tant à autre des peintres avec qui converser …le portable et le web nous ont ouverts une immense fenêtre sur le monde artistique , Lyon était vraiment sclérosé, tenu d’une main de maître par Mr Raspail , la dictature du conceptuel , de l’Arte Povera et du Land Art .
On peut dire que nous avons eu soif de peinture !☺️
Merci Jeremy de l’exprimer tellement mieux que moi😁
Votre plume est très belle. Et votre texte très juste. Mon parcours en peinture démarré professionnellement au début des années 2000 n’a pas suivi le cursus beaux-arts et pourtant j’ai bien vécu et ressenti la même chose que ce que vous décrivez. Merci d’avoir pris le temps de l’écrire. J’espère qu’il sera lu par le plus grand nombre.
Magnifique texte Jérémie ! Très sensible tout en étant instructif, j’aime beaucoup ton interprétation sur le « pourquoi le figuratif en peinture maintenant », vraiment pertinent.
Magnifique texte Jérémy ! Très sensible tout en étant instructif, j’aime beaucoup ton interprétation sur le « pourquoi le figuratif en peinture maintenant », vraiment pertinent.