« Tout le temps à mâcher
Passe ne passe pas
La couleur mange
Les astres
Monstres risibles
Et les roses la tête dans l’orange
Du couchant
Passe comestible
Comme
Le vert de la sauge »
Adèle Nègre
Il est difficile de trouver dans le monde quoi que ce soit de fixe. Et c’est à cette seule idée de fixité et comment elle nous échappe lorsque l’on quitte le détail que l’on mesure en quoi celui-ci procède de cette « branloire pérenne » qu’en fit Montaigne. « Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et du branle public et du leur. » L’image même que saisit l’appareil photo, sans considérer seulement qu’elle vogue avec le reste à travers l’univers, dans un mélange de dispersion et de révolutions, s’agite sitôt qu’on la considère. Sa surface se gondole sous la loupe de l’œil. Certains de ses aspects effacent les autres dans les perspectives de l’esprit puis sont effacés à leur tour derrière des souvenirs et des hypothèses. Chaque regard qui s’y pose suit sa piste à travers le visible et les signes qu’il y décèle. Le peintre est pris dans la même mer debout comme à la barre, sur le pont, face à un horizon équivoque brouillé de mouvements qui le zèbrent. Se révèle à lui comme le monde est sous le regard une matière plastique constamment travaillée par l’interprétation. Et comme le regard lui-même est mobile, semblable à l’humeur, à la météo. La toile est là, serrée sur le chevalet ou pendue à un clou comme les sciences posent leur butin bien à plat, déployé et détouré sur des planches. Chaque jour il tente d’en faire le constat, estimant en quel endroit du gué il se trouve lui-même, cherchant dans cette forêt le dessin encore ténu d’issues possibles. Multiplie les hypothèses en considérant tel ou tel aspect. En palpant du regard chaque zone de la surface, chaque dynamique qui se fait dans le taillis des touches. Mais la lumière change au dehors, au-dedans. Chaque jour est nouveau. Le matériel intérieur se brasse sans cesse. On y écume des désirs, des idées, une affectivité nouvelle. Les possibilités se démultiplient quand on les considère. Des échos s’invitent, offrent autant de distractions. Il suffit d’ailleurs qu’un oiseau passe dans l’encadrement de la fenêtre, qu’un objet tombe, qu’une musique se laisse entendre depuis derrière la porte. Du surgissement adventice d’une réminiscence. Le tableau est un rêve qui absorbe tout comme le fait un trou noir. Il s’approprie et détourne le moindre événement pour le fondre dans son récit.
Au plus aigu l’artiste laisse pendre au bout de son bras un pinceau comme dans les westerns se font face au milieu de la rue principales deux cowboys prêts à décharger leur colt. Le monde tangue, gondole autour de lui. Il se bat avec les idées qu’il repousse, ce qui l’entrave, ce qu’il entrevoit et qui le fuit ou lui échappe comme on traverse une foule sur le quai d’une gare pour rejoindre un visage, une silhouette, qui tiennent peut-être de l’hallucination ou du rêve. Il côtoie le poète, tente de fixer des vertiges. Tantôt se languit, tantôt enrage, se désespère, touche l’euphorie qui lui colle un sourire en travers du cerveau. Il médite, s’égare, erre longtemps, se faufile dans une brèche, recule et revient, s’use les nerfs, se jette des poignées de sable dans les yeux, piétine, remonte à l’assaut. Se superposent dans son regard dix versions du tableau qu’il traverse ou auxquelles il butte, qui glissent en perspective, anamorphosés. Il y gagne la migraine, la nausée, des sinuosités, des changements d’altitude affectifs. Il avance dans une galerie des glaces où se confondent les choses et leurs reflets. Alors il est un chien qui s’ébroue. Un routier qui lutte contre le sommeil en se frappant la joue. Chaque trace déposée du pinceau est une manière de raccrocher au réel, de s’encrer un tant soit peu. Tous les rapports qui se jouent à l’intérieur de la surface du tableau pour lier ce qui s’y accumule sont l’objet de nouages, d’équilibres, de renvois pour faire tenir ensemble ce qui sans cesse menace de se déliter, de s’épancher. La composition est une manière de s’appuyer sur le cadre. Il y a peu de différence entre la toile dont chaque peintre nourri le rêve et celle que l’araignée tisse dans le cadre d’une fenêtre. Chacun y tire inégalement sa pitance en piégeant des corps qui s’y trouvent aimantés. Parfois le peintre demeure sa propre proie, se consommant lui-même, fasciné par cette surface équivoque qui tient du trou, du mur et du miroir. Il n’en revient pas de sentir passer toute l’histoire du monde, le visible et l’invisible, le passé et l’à venir, les vivants et les morts. L’araignée, elle, sécrète sous ses pattes une substance grasse qui lui permet d’aller sur son ouvrage sans s’y retrouver prise. L’artiste, lui, recule, trouve moyen de se divertir, laisse s’évanouir, se dissiper les obsessions qui les requièrent. Il discute et théorise. Il blanchit le mur, achète et fixe un cadre pour circonscrire l’événement dans une sorte de boite symbolique et physique, comme la jarre qui contenait la maladie et la mort et qu’ouvrit Pandore. Il en faut peu d’ailleurs pour faire de lui un héro mythologique puni d’avoir cherché à voir l’invisible ou l’interdit, moitié fou de chercher à se tenir en équilibre entre le monde des dieux et celui des hommes.
Philippe Agostini semble avoir pris parti de ces vertiges. Il s’est résolu à ce que rien jamais ne se fige, ni dans les rets d’une composition qui s’arrime à quelques points fixes, les courbes s’emmêlant, dansantes, tremblées, dans des jeux infinis de plis, ni dans la cellule du format lui-même qu’il trouble en le multipliant, composant par collage de longs rouleaux saturés de motifs. Les corps que l’on décèle parfois dans ces jeux d’entrelacs, rappelant les compositions du Caravage, de Carpeaux, du Bernin, de Vélasquez, les dépositions ou les pieta de Pontormo ou de Rosso, d’Enguerrand Quarton, ont rendu l’anecdote pour se vouer au pur pathos à la pure jouissance des lignes. A leu folie serait-on tenté de dire, tant celles-ci s’affolent en une effervescence, une efflorescence qui tutoie la jungle. Il suffit de s’en approcher pour entendre de la musique. Une superposition de musiques. Je ne saurais dire si c’est d’identifier parmi elles la toccata et fugue de Bach et l’Apprenti sorcier de Paul Dukas qui accompagnaient Fantasia qui invite à faire danser sur elles les géométries d’Oskar Fischinger ou si c’est à l’inverse la musicalité même des toiles qui suscite la musique et le mouvement. Ainsi, Calder dit-on, visitant l’atelier de Mondrian à Paris, aurait-il fantasmé le mouvement de ces formes qu’il voyait conquérir l’espace dans une sorte de système mobile semblable à celui des astres.
Il y aurait peu à faire pour déployer les potentialités sonores et chorégraphiques des toiles et des dessins, des collages et des volumes de Philippe Agostini. Seulement les disposer, tantôt comme des palla, tantôt en frises, en panoramas ou labyrinthes sinueux. Certaines déjà quand on les dispose au hasard au pied du mur de l’atelier esquissent le début d’une improvisation de jazz. Toutes ont cette façon que l’on retrouve parfois chez Brice Marden, chez Pollock ou De Kooning, chez Simon Hantaï de déployer une fixité mobile qui entraine le corps à travers la vue. On y suit quelques colimaçons semblables à celui du philosophe méditant de Rembrandt dont on ne sait s’il émane de la pensée de l’homme ou s’il est la structure en laquelle celle-ci trouve à s’appuyer, s’élancer. Le récit du terrier que nous laisse Kafka comme il nous livrerait un rêve fiévreux tient aussi de la métaphore. L’écrivain comme l’artiste, nous livrant des images, nous entraine à sa suite dans les galeries tortueuses de ses mouvements, souvenirs, inquiétudes, angoisses, élans, fantasmes. Lignes d’erres proches de celles que releva Fernand Delingny. Entrelacs percés de perspectives où leur matière même s’épanouit. Où tout recommence sans cesse.
Image : Atelier de Philippe Agostini, décembre 2023.
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