Philippe Blanchon : Rives de goudron.

« Quand on écrit, c’est qu’on a quelque chose à dire, et c’est pourquoi il faut refuser de le dire, pour justement le dire. C’est le travail poétique. »
P. Blanchon

« Voilà de quoi vous égarer dès l’entrée. »
P. Blanchon

On identifie la poésie à un travail particulier du langage qui a pour matériaux principaux les sonorités, le rythme (la prosodie) et cette façon d’user des images en une syntaxe régie par d’autres exigences que celle de la prose courante. C’est sans doute dans ces nouages que se font son singulier empire sur les sensations ; par ces nouages aussi qu’elle déstabilise ou trouble.
En vérité il est difficile, même par une commodité que l’on comprend, de convoquer ainsi à grands traits la poésie comme bloc homogène et entendu. Tout comme il est difficile de désigner l’art contemporain. Je le reconnais et pourtant… On en use comme d’un adjectif, d’une étiquette. On repère ici et là quelque chose qui tient du poétique, quelque chose qui fait poésie. Et la poésie de Philippe Blanchon insiste justement à cet endroit suffisamment pour être à la fois identifiable et si difficile à définir. Il y a les romans, les essais, le théâtre et puis cet échauffement. Dans certaines bibliothèques, librairies on leur réserve un coin congru comme jadis aux licencieux un enfer. On le sait, il y a en poésie une infinité de formes et de voix. Poésies lyriques et anti lyriques, rimée, libres, brèves ou fleuves, archaïsantes ou modernes, hermétiques, naïves… hybrides que l’on nomme poèmes en prose ou poésie narrative… des épopées en vers… Érudit, le regard large, l’oreille attentive, grand lecteur, Philippe Blanchon sinue et compose au fil de ses recueils une œuvre qui semble les embrasser toutes, alternant les tons (humour, tendresse, gravité…), les dynamiques, les perspectives dans des poèmes complexes, kaléidoscopiques, travaillés par des mouvements récurrents qui se compliquent sans cesse de nuances, ouvrent à des sentiments subtils difficiles à nommer. Sans doute y a-il en écho le souvenir des Cantos de Pound, du Paterson de Williams. Et le monument qu’est Joyce. C’est que son œuvre poétique a quelque chose d’une synthèse totale, d’un centre qui attire tout à lui, fondant la philosophie ou l’essai au récit et à la musique. Est c’est encore dire les choses bien grossièrement. Ce pourrait être un testament philosophique, une biographie cryptée, un travail de philologue. À l’image de la figure de l’auteur qui semble se diffracter, se dédoubler, connaît un certain vertige, les modes expressifs se répondent et se déplacent, se fondent ou se croisent, multipliant les échos, les références plus ou moins explicites. Fortune, publié en 2022 à La lettre volée se présentait déjà comme « une traversée fuguée ». Après « prélude » et « départ », l’auteur invitait un mouvement de houle qui menait de « quais et côtes » à « côtes et terres », « terres et guerres » puis « guerres et quais ». Eternel retour d’Ulysse? Cycle, comme un motif que l’on retrouve dans toute l’œuvre, complété, amendé d’un contre-chant. Variations de Jan, en 2018 (La Barque) poursuivait lui aussi un mouvement musical presque lancinant ou litanique sous un titre ouvertement emprunté à la musicologie. Précédemment, le volumineux Motets (La Nerthe, 2015) rassemblait les cycles de Jacques, de Nathan, de Martin et de Jan sous le blason d’un chant qui porte le texte comme le font les prières anciennes. Et, comme certains auteurs inscrivent en sous-titre de leurs ouvrages « essai », « roman » ou « récit », voir « chant », le livre qui parait aujourd’hui aux éditions l’Extrême contemporain se présente comme « Rives de goudron. Fugues ». La fugue, est-il précisé, « est la forme qui embrasse la quantité de significations maximale… ». Ainsi le livre débute par un prélude suivi de huit fugues coupées par un interlude et conclues par un postlude. S’y retrouve cette façon qu’a Blanchon de construire, d’architecturer ses livres tout en maintenant un certain flottement sensible. En vérité, la fugue hante toute l’œuvre du poète, est-il nécessaire de le préciser, dans tous les sens du terme. On sait l’usage des homophonies, des correspondances et échos, des évocations et sous-entendus vers lesquels l’auteur fait signe. L’omniprésence des quais, des départs, des voyages auxquels s’accrochent l’équivoque, la traduction, les dédoublements, les dialogues ou correspondances. L’épopée d’Ulysse est, ironie de Joyce, une forme avec son unité, une scène presque. Le poème toujours accorde des voix et des lieux à la faveur d’un élan, comme les foules chez le Greco communient dans une forme de convulsion commune.
Ce monde est définitivement inhabitable, sinon à le zébrer d’élans, à y tracer en travers des perspectives ou des bouffées d’air. Et que faire, comment vivre depuis ça ? On croirait que ça n’a rien à voir, mais l’œuvre du poète n’est-elle pas depuis toujours une alternative à l’autorité dans ce qu’elle a de plus rance ? Sa déconstruction systématique ? Une lutte contre le désespoir ? En même temps que la recherche d’un élan. La fugue est autant l’échappée de celui qui était assigné ou assujetti – un affranchissement – que ce mouvement de voix fait de réponses mais aussi de juxtapositions et contrepoints. L’auteur lui-même y apparaît ici et là, la ville comme un décor, un théâtre. À Toulon, sur cette place que l’on dit du théâtre, se dresse en vérité l’Opéra. Le théâtre se tenant, lui, place de la Liberté, à quelques enjambées de la Gare. Sur les quais le génie de la mer pointe par-delà la presqu’île, les voyages, les lointains. A quelques pas, les cariatides de Puget qui sont en fait des atlantes et qu’évoqua Beckett*. Jeu d’un champ/contre-champ, d’un rivage, d’une langue, d’un point de vue l’autre, sans dialectique cependant, les choses s’entremêlant plus souplement. On sait le poète traducteur attentif à la poésie moderne anglophone en particulier. Auteur d’un essai sur Joyce, d’un autre sur Gertrude Stein. On le sait au travail, inlassablement, et d’une exigence maniaque. Et, même s’il nous est parfois opaque, obscur, s’il est des choses que l’on ne fait qu’entrevoir, parce que lire nécessite un travail et des dispositions, convoque une culture, le suivre en son oeuvre est salutaire, source de plaisir et vecteur d’engagement.

« Point de départ au sud. Sud où je resterai D’où il partira.
Depuis la place et l’Opéra Lui depuis la gare vers la Manche.
Nos fines silhouettes. Prénoms et le vent.
Notre regard sera doux, sourire de la candeur à l’ironie.

La fuite et le chant pourraient se penser
à partir du balancement de l’enfant
Enfant que je fus cherchant à déplacer
L’angoisse et le corps depuis son lit assis
Et chantant et se balançant avançant
Assis dans un coracle la langue vers le palais. »

*« Murphy s’était rappelé une tempétueuse après-midi d’hiver à Toulon, devant l’Hôtel de ville, et les deux cariatides de Puget, et, bafoués par un ciel en lambeaux de plus en plus noir, ses efforts pour déterminer laquelle était la Force et laquelle la Fatigue. »

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


× deux = 2