plaidoyer pour les friches

Il faut dire que je me projetais aisément, enfant, dans les illustrations tremblées des Petit Nicolas quand un petit groupe se réunissait après l’école dans un terrain vague au milieu des herbes hautes et des roues de vélo tordues pour jouer à tracer la route dans une carcasse de voiture affaissée. J’ignorais bien volontiers moi-même, et sans difficultés, l’immobilité des épaves et la tristesse morne de friches dans des rêveries qui me transportaient de mon bureau d’écolier et de la salle de classe vers des contrées penchées où se vivaient en s’inventant des aventures luxuriantes ou arides. Il ne me fallait pas bien plus qu’un petit bout de terre sans usage, un rebord de toit dans l’angle des fenêtres ou quelques hautes branches posées dans le champ du regard pour m’évader. Et si doit se faire une distinction parmi les enfants de la cour, je ne dérivais sur le bitume où avaient cours les parties de ballon ou de loup, les cris et les bousculades que pour échouer mieux près des bordures et des grillages, au pied des buissons, là où un creux de terre tassée désignait quelques activités moins tapageuses et plus obscures où gratter la poussière prenait des dimensions de chasses au trésor et où un trou dans la haie indiquait une planque. On y trafiquait des stylos ou des porte-clefs, on ouvrait des jouets cassés pour expérimenter des montages électriques farfelus. C’étaient là des beignets d’horizons. Mais en vérité ces délaissés disponibles à nos imaginaires appartenaient déjà à un monde aboli et on n’allait plus tellement dans les années 80 jouer au terrain vague comme dans le Petit Nicolas, ni passer les palissades de planches pour trouver dans les abattis, les ferrailles et les ronces, à l’écart de celui des parents et de la vie courante, l’espace des aventures et des rêveurs. Et la nostalgie qui perçait déjà des dessins de Sempé était celle d’un entre-deux marqué par la reconstruction d’après-guerre, résidus voués à être balayés sous peu, marges vouées à être reconquises, récupérées et avalées par une fonction nécessaire et le plan d’urbanisme. Des chantiers gelés, des éléments de mobilier urbain et des œuvres d’art public étaient détournés en terrain de jeux pour les trucks de nos skates, les pegs de nos BMX. Les sports de glisse que l’on pratiquait alors témoignaient d’une forme de subversion dans l’appropriation libre et l’exploitation esthétique pour ne pas dire chorégraphique de tout ce en quoi le free rider voyait un potentiel dynamique. Nos figures maladroites exhaussaient l’ambivalence des formes. C’était encore se montrer sensible aux contre-formes, à l’idée d’un envers et au jeu. Le romantisme adolescent avec l’enfance qui s’étire se laisse attirer longtemps encore par ces lieux interlopes, affectionne ces recoins où se tenir à l’écart des rues piétonnes et de la geste qu’elles induisent prévient un temps encore de la normalisation qui guette. Et derrières les buissons desquels on sortait crasseux d’avoir fouillé la terre et pilé des graines se fument les premières cigarettes, se volent les premières expériences. Dans les espaces résiduels, les marges, sous les piles des ponts qui sont comme des replis depuis lesquels on perçoit la rumeur du monde qui va tout en s’en tenant à l’écart et comme dans l’angle mort, invisibles, calés dans la terre encore, à essayer la flamme d’un briquet sur une bouteille de bière se partagent les dernières arrière-saisons. On est allés sous des ponts, à l’aplomb des piles robustes, dans l’ombre du tablier là où l’espace se resserre sur quelques mètres de terre battue. Le temps était zébré du passage des voitures, on y grattait des signes sur le béton ou dans la terre en fumant incognito alors que nos corps courbaient le sol autour de quelques mots. On a fréquenté des plages qu’on disait le bout du monde entre les rochers des digues à coincer des bouteilles cul dans l’eau qu’on décapsulait au briquet. Les crabes nous regardaient en coin, on en attrapait une et on buvait le ciel. Aussi les grottes qu’on faisait dans la nuit à brûler des palettes sur le sable humide, couchés dans nos blousons. Le silence faisait une voûte à trois mètres de nos rires. Et puis on a glissé nos mains dans des poches arrière, nos regards dans d’autres échancrures. On a occupé des chambres. On collait nos posters à en faire les crânes de nos rêves d’alors. On regardait passer les heures et on repliait les jambes sur l’instant. C’est dire ce qu’on était au monde. Après son livre sur la philosophie baroque et le pli, Deleuze avait reçu des lettres de surfeurs lui disant comme c’était ça pour eux à traverser des paysages dans leurs vans, planches sur le toit, rideaux s’agitant aux fenêtres pour aller dans les vagues : se glisser dans les plis du monde. On bâtissait des choses immenses en peu de gestes : des lieux du monde à l’écart du monde. Notre place sur l’étendue. On s’abritait dans les géométries que dessinent les étoiles quand on les relie entre elles par-dessus un visage qui vous regarde de près. Et puis on nouait nos doigts. On basculait le ciel. Les sentiers qui bifurquent des allées principales, percent les clôtures et enjambent les parapets signalent dans les herbes usées des chemins de traverse avec promesses à l’abri des regards, pincement de l’interdit, exaltation. Ce sont comme ces rêveries dans l’ennui, ces petites histoires en douce que l’on arrache à la monotonie des heures de cour. On s’y retire comme on se dégage d’un mouvement pour mieux respirer, pour voir vrai hors du jeu. Pour se décoller de l’image du monde. Et comme toujours, c’est par leur manque ou leur disparition, c’est de voir chaque jour combattus, chassés, entravés par la police contemporaine de la vie moderne, sinon les initiatives et tentatives de dégagement qui laissent envisager un développement alternatif à celui du plan, du moins plus sournoisement toutes les attitudes qui disconviendraient à la norme, par des aménagements spécifiques restreignant les usages de la ville qui révèlent combien ces latitudes naturelles, ces friches, la subversion minimale du laisser-aller nous sont nécessaires, vitales. Au tout début des années 60 déjà, Guy Debord pouvait noter que  » la société bureaucratique de la consommation commence à modeler un peu partout son propre décor.  » C’est-à-dire à contraindre les usages, les esprits et les corps à quelque ordre raisonnable fonctionnaliste normalisant les comportements et les aspirations. Par-dessus la communauté hétérogène des petites machines désirantes, pour reprendre la formule de Deleuze, la grande machine sociale avançait, comme une moissonneuse batteuse grignote l’étendue, pour assujettir le paysage en l’objectivant, le normalisant, soumettant l’espace commun à une mécanique. Une pensée du plan, projection de force d’une idée par-dessus ou en travers de la chair du réel récuse l’invisible et l’obscur, le caché et le secret, la duplicité et réclame une mise à jour dans la clarté raisonnable de tous les aspects de l’existence et même de ses supports. La pensée économiste s’étrangle de chaque parcelle non exploitée, incapable de penser que ces respirations peuvent, doivent au contraire n’être pas exploitées, mais cultivées. Les planificateurs et les capitaines d’occasion du haut de leurs miradors cultivent une peur de l’hétérogène et de l’inconnu, des créations du hasard ; ne jugent que par la neutralisation, l’assainissement et la sécurité. Celui qui rêve réanime les espaces et retrouve le génie des lieux ou l’esprit des lieux, en exhale les charmes, lève les fantômes, les surprises, les promesses. Et flânant, il restitue le caractère mosaïque, hétérogène de l’habitat urbain.
Chacun peut faire pour lui-même la liste des lieux en lesquels une fois au moins il a reconnu quelque chose d’hétérogène, une discontinuité, une bulle ou une poche, une île à même d’être habitée singulièrement ou de susciter un décollement local durant lequel il lui a été possible de s’absenter au monde ambiant, de s’esquiver, de se retirer. Certains tiennent dans la doublure d’un geste, une éclipse, d’autres planent par-dessus des étendues de forêts ou dans l’aura qui trouble la rencontre du ciel et de la mer. Ces lieux savent se retirer parfois dans la saveur d’un moment pour que l’on en perde l’accès. Il m’est arrivé comme ça de retourner sur les traces d’une paume de main que j’avais ouvert en dérivant dans une ville inconnue derrières le secret de haies ou de palissades sans jamais en retrouver l’accès. Je devais n’en conserver alors m’en retournant bredouille que le vague sentiment qui ne disait pas s’il était comme on dit bâti sur du solide ou né dans les détours productifs de mes rêveries de marcheurs.

Le texte en italique a été emprunté à un article que j’avais écrit en 2011 à partir d’une installation des frères Chapuisat. Le dessin est de Sempé.

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