R.P. Bonington, the undercliff

Elles ont du ventre, comme les immeubles de la vieille ville entre lesquels on sinue en échappant à la chaleur l’été, les falaises que peint Richard Parkes Bonington en août 1828. Leur masse claire ressemble à celle d’un iceberg. Les hommes qui travaillent au pied ou s’y étendent comme des barques semblent ne constituer qu’une agitation passagère anecdotique, relever de l’instant, en regard de la masse qui les veille, recevant la lumière comme un sacre. Et peut-être y songe-t-il, se fabricant alors une image qui autant témoigne d’un moment avec les sensations et l’émotion qu’il ravive qu’elle offre à méditer sur les échelles de temps et la réalité d’une vie humaine.
Est-il déjà rentré à Londres ces 6 et 7 août 1828, condamné par la tuberculose qui devait l’emporter le 23 septembre, lorsqu’il réalise cette petite aquarelle qui pourrait représenter la plage du Tilleul entre la falaise d’Aval et le cap d’Antifer et qui est si l’on en croit les mots que son père a écrit au dos de l’image à l’attention des siens ou de celui qu’il serait au soir de sa propre vie la dernière vue qu’il a tracé avant de partir ?
Est-ce la dernière image qu’il emporte avec lui d’un ultime séjour en Normandie, lui qui avait témoigné en 1821 dans une suite lithographique d’un premier voyage dans la région ? Ou bien est-ce une manière d’image rémanente qui l’accompagne et tient sa nécessité de la distance et se nimbe de mélancolie ?
Quelques années plus tard, l’ architecte et fin dessinateur Charles Garnier conclue son manifeste du parfait architecte voyageur en Grèce en conseillant de rapporter beaucoup de dessins, souvenirs en lesquels, dit-il, « si le courant industriel menaçait un jour de vous emporter, vous puiseriez l’amour et le respect de l’art ».
J’ai longé quelques plages, tentant de comparer d’Yport à Antifer en tenant à bout de bras l’aquarelle réduite à une vignette sur l’écran de mon téléphone les profils qui auraient pu, il y a près d’un siècle, porter en germe ceux que je regarde aujourd’hui. Rien n’a jamais correspondu vraiment. Passé et présent, art et paysage ne se sont jamais superposés. A quelques années sur les photographies qui commencèrent d’être réalisées entre le milieu et la fin du XIXe siècle, on mesure les mouvements lents qui animent ce que l’on croit immobile et immuable. Le monde, comme l’écrivait Montaigne n’est qu’une « branloire pérenne », la conjugaison de plusieurs échelles de temps où ce qui parait figé n’est simplement l’objet d’un « branle plus languissant ». Mon fils, rentrant un jour de l’école était fier de me réciter que le présent n’existait pas puisqu’à peine l’énonçait-on, il s’escamotait en glissant parmi les choses désormais passées. On mesure rarement l’espace étroit et ambigu dans lequel on se meut et cette bouche qui veille nos gestes et nos paroles ne laissant rien s’épanouir, attentive à tout aspirer. Seul l’épuisement nerveux que l’on gagne à se voir arracher continuellement les paysages qui n’ont pour s’assembler dans le regard qu’une fraction de seconde à la vitre d’un train nous rappelle la course des horloges. Nous pourrions prendre le parti de cette passée continue qui emporte tout autour de nous comme nous marchons contre le vent, des lois implacables de l’entropie sur l’étendue desquelles tout ce qui est, vivant et non vivant ne l’est que pour un temps, à la faveur de ses capacités de résistance. Ne faire que nous déprendre et nous draper d’oubli en se laissant emporter par le courant les yeux perdus dans le ciel. Il nous arriver de l’essayer parfois pour éprouver l’espace d’un corps plus étendu et diffus. Mais la vie en son principe impose une façon d’autorité qui n’a rien à voir avec l’idée de police mais qui consiste plutôt dans la prise en main de sa propre existence dont on serait en quelque sorte l’auteur. Et si « le monde veut être vu », comme l’écrit Bachelard, il fallait que chaque être y réponde en prélevant pour lui ce qui pouvait le concerner, c’est-à-dire lui retourner un regard depuis la profusion, les largeurs du visible. S’inventa la station, l’arrêt, cette tension qui traverse l’âme dans la traque et dans la peur. On silhouetta des moments, des formes et des objets, les épingla d’un nom comme un entomologiste, un encyclopédiste piquent des spécimens sur une planche. S’il fallait faire exister un présent moins furtif que celui qui ne faisait qu’affoler nos sens à la manière d’un frisson, il n’y avait qu’à l’extraire de la continuité mobile pour doubler le monde des expériences premières, éphémères, indicibles, d’une dérivation toute personnelle, abstraite, accordée à notre durée propre. Il n’y avait qu’à inventer la mémoire, prendre en charge le monde des traces.
C’est à quoi répondent encore les musées sous la responsabilité de conservateurs où l’on vient fasciné, avec le respect que l’on réserve aux reliques, se pencher dans la pénombre sur une fragile aquarelle irradiée d’une lumière semblable à celle des astres lointains dont on sait qu’avec l’espace elle a traversé le temps. Les marins au long cours ont la même blancheur dans les yeux qu’ils tiennent rivés et secs au fond d’orbites durcis comme des coquilles. La même avarice de mots. On ne sait si ce sont les images accumulées sur leur rétine qui, à la manière des photographies que Sugimoto fit de projections de cinéma, par saturation, par excédence, ont fait ce blanc dépoli qu’on reconnait aux spectres, aux fantômes ou si au contraire le cercle de l’horizon et le vertige du ciel ont fait comme un siphon, suçant en eux comme en un os à moelle ce qu’ils y avaient entreposé.

L’ironie veut que ce soit à Calais où sa famille a émigré, accompagnant l’installation paternelle d’un atelier de dentelle, que le jeune Richard, à 15 ans, apprend auprès de François Louis Thomas Francia la peinture anglaise et l’aquarelle sur le motif. Peu après, à l’occasion d’un nouveau déménagement à Paris il rencontre et se lie d’amitié avec Eugène Delacroix qui dira de lui que « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». Est-ce lui qui lui a parlé de Dieppe, de Fécamp, d’Étretat ? Ou les côtes étaient pour un élève de Francia et cette génération d’aquarellistes une évidence ?

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