Raùl D à l’URDLA

Difficile de parler d’exposition. Et le mot d’installation semble encore trop étroit pour cerner un peu ce qui se joue ici. Dispositif, terme trop technique et désincarné assèche ce qu’il pourrait y avoir de poétique. On en restera alors faute de mieux à parler de proposition, accordant qu’il ne s’agit là ni d’un exercice de monstration ou de scénographie de pièces existantes, ni tout à fait du déploiement d’une seule œuvre, mais d’une sorte de récit composite, offrant à expérimenter un espace : la configuration suggestive d’un lieu singulier. Peut-être peut-on désigner la chose encore comme une lecture, entendant que toute lecture est subjective équivoque, mobile. Que lire consiste à faire entrer un ensemble de signes dans un mouvement de digestion, de digressions ou de projection. Que c’est opérer une appropriation, une transfiguration de l’objectile au symbolique. Faire des liens, accueillir des échos. Alors ça : parcourir une proposition de lecture. D’ailleurs, tout se déroule sous les auspices d’un personnage : Raùl D.
L’objet était propice à plus d’un titre. A Lyon planent les histoires croisées du tissage et du cinéma. Il parait même que c’est la mécanique de la machine à coudre qui inspira celle du projecteur. L’URDLA est un lieu où les techniques d’imprimerie traditionnelles sont vouées aux pratiques artistiques contemporaines. Un lieu qui a eu lui-même plusieurs existences successives, peuplé d’outils, d’objets eux encore patinés de gestes, frottés d’histoires.
Les choses se percutent, font écho, se font signe, ouvrent à des associassions qui, loin de nourrir un essai qui entendrait faire le point ou fixer quelques vérités sous une forme éloquente indiquent dans l’œuvre ce qui est dynamique, élan, tension, potentiel. On devine qu’il s’agira d’avantage d’envisager que de comprendre. Et que penser relève d’un travail de tissage.

Un grand tissus, occultant l’espace, écran translucide, c’est à dire ambiguë, cour à travers les colonnes de l’ancienne usine en évoquant d’un même mouvement le métier des soyeux et la bande magnétique du cinéma. En lettres retournées dont on devine que passé derrière, du côté de la source de projection, elles nous seront tout à l’heure conventionnellement visibles nous annoncent donc, à l’envers, la bienvenue. La logique spéculaire est celle de l’impression, comme celle du négatif et on sait qu’ici déjà toute une histoire s’indique de mise en miroir, de matrice et d’impression, d’intérieur et d’extérieur. L’écran barre l’accès, fait écran, masque et support, surface de projection. Ce qui n’est pas sans rappeler la dialectique du langage. Au sol une discrète ligne de caractères d’imprimerie donne à lire, en miroir, un extrait d’un texte dont le plan de salle nous apprend qu’il est de Brautigan et dont le déchiffrage nous laisse dans l’expectative : un travail, sitôt évoqué est nié, de même qu’une porte par laquelle est sensé être passé celui qui parle. Dès lors, où existera ce que nous percevrons ? C’est la puissance du langage que de donner une existence à la fiction. On sait qu’il faudra dès lors faire avec le paradoxe ou le perpétuel retournement circulaire des choses.
Une feuille garde la trace de l’estampage d’une ficelle, une autre d’un t-shirt. Ce sont les objets les plus triviaux de l’atelier, d’ordinaire maintenus hors-champ, qui sont dits ici sur l’écran de papier. Une série de cimaises mobiles pausées sur cale font une sorte de sculpture minimaliste rythmique puis une presse fait office de socle pour un vidéoprojecteur s’allumant et s’éteignant comme en une respiration, un battement de paupières. Au mur, une ligne faite de divers outils de fabrication artisanale. Sculptures involontaires nées de l’ingéniosité et de la nécessité du travail, témoins intimes de la main et du travaillé caché qui soutient les impressions d’art.

C’est que l’organisation habituelle séparée des espaces de production et des espaces d’exposition est reprise et fondue en une circulation fluide à la faveur de laquelle les distinctions courantes se troublent. La scène et les coulissent se mêlent, s’interpénètrent, offrant aux tables, presses, outils, aux scénographies d’usage d’être appréhendées d’une manière renouvelée, complice de celle qu’appelaient les artistes qui, dans les années 70, clamaient la fusion de l’art et de la vie. C’est que nous sommes bien forcés, ici, de reconnaître l’esthétique de l’établi, des machines et même des petits tableaux que forment les postes spécialisés de travail de la taille douce ou de la lithographie. Et cette confusion, au lieu de tuer l’art comme s’en effrayent certains discours aiguise l’attention, renouvelle le regard, atténue les hiérarchies qui fondent l’économie du regard et ce faisant les mettent en critique. On sait cette blague qui fait que la femme de ménage jette une œuvre qu’elle n’avait pas identifiée comme telle et son pendant qui fait à esthète un peu précieux admirer en cherchant un cartel qui lui indiquerait qui en est l’auteur une barrière de travaux et un seau posés là en raison d’une fuite dans le système de climatisation du musée. Là vous pouvez libéralement regarder une impression et deux chiffons abandonnés sur un banc, l’architecture d’un meuble, le découpage d’un tablier pendu. Le produit et le geste, l’œuvre et sa mise en œuvre sont ramenés au même plan. On peut décider pour soi ce qui relève de l’art, ce qui recevra nos regards et nos pensées, mais on sait aussi que cela relèvera d’un mouvement pour partie arbitraire peut-être d’une injustice. On réfléchi à cette attention que l’on demandait à ne pas confondre l’image d’une belle chose à la belle image d’une chose. Celle qui fait l’affiche de la proposition de Mark Geffriaud tient sa beauté un peu romantique et en soit presque ironique ou parodique, évoquant certaines mises en scène de Goachim Mogara, tout à la fois à l’éclairage qu’aux traces d’usage, à la patine au caractère utilitaire et humble de la pince qui est « saisie » par l’artiste. Objet dont il témoigne, qu’il révèle et détourne d’un seul mouvement, en faisant une image, une sculpture, un objet esthétique, un signe potentiel. Langage encore une fois. Alors, plutôt que de clef on aurait envie de parler ici de maille, de nœud, à la manière des quipus.
La déambulation se poursuit, le tissus pour guide, pour fil, le long duquel nous glanerons des indices, des expériences ténues et profondes. Il vous faudra demander aux techniciens qu’ils vous tendent une gravure réalisée sur un carré de poignée de porte en laiton. Deux yeux vous inciteront à vous en saisir comme de lunettes. Les images ici convoquent l’œil et la main. La projection qui transparaissait à travers l’écran de tissus fait courir une ligne de texte avec son rythme propre, étire un paysage narratif fait de boucles, de reprises. D’autres choses. Traces, estampes. Et sous le signe de cette respiration encore, ce clignement de paupière qui fait que ce qui a été vu s’imprime dans la nuit intérieure, la grande presse Voirin, fabriquée l’année de La sortie d’usine des Frères Lumière fera montagne, à cheval sur le temps. Vouée à l’industrie à ses début avant d’être utilisée pour l’impression précieuse et raffinée d’œuvres à tirage limité elle synthétise l’histoire populaire de l’imprimé. Au sol, disposés en écho du texte qui accueillait le visiteur en caractère d’imprimerie, un autre, presque cryptique, de Kafka tente de faire un paysage paradoxal sans cadre de fenêtre. Avec le retournement se dit le négatif et il nous faut, regagnant le début du parcours, méditer sur le temps et l’histoire, ceux qui la font de leur mains et ceux qui l’incarnent, l’artisan et les images, le fond de luttes sociales qui l’accompagne, indissociable des affiches, des placards, depuis le XVIème siècle. C’est un des récits possibles auquel aura pu nous inviter le personnage au caractère d’anagramme que ventriloque Mark Geffriaud. Les pièces étant disponibles, d’autres montages sont possibles. Et ça, avant d’être une histoire du cinéma, c’est aussi l’image de l’imprimerie.

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