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« Le présent n’est qu’un jeu ou un massacre d’archers »
René Char

Il nait en 1606 à Leyde, en Hollande, alors province des Pays-Bas. Ville que je ne situe pas, dans un pays dont je ne connais ni la langue ni l’histoire, très vaguement la géographie (seulement que le terme de hollande dit dans cette langue d’alors que la région est de terres boisées) et presque rien de toutes ces choses qui modèlent la sensibilité, le caractère, favorisent certaines pensées, certaines attitudes, en inhibant d’autres. L’héritage, le contexte, l’environnement et le milieu. Alors c’est comme une mouche posée sur une vitre, en haute pâte, renvoyant par un effet de profondeur de champ ou d’accommodation tout ce qui l’environne à une perception dépolie. Figure qui s’avance de trop près, mange le cadre, sans mot ou presque. Je sais qu’en 1631 ou 32 il s’installe à Amsterdam dans une maison que j’ai approchée sans la voir une nuit de nouvel an par une tempête de neige, me fiant au plan détrempé qui se déchirait dans mes mains. Puisque maison en hollandais, je le déduisais, devait au terme latin désignant la porte. Rembrandt huis, c’était bien un des rares mots ici que je pouvais prononcer sans m’accrocher à des conglomérats de consonnes. Et quand je longe ces lieux historiques alors, je sais ce que je dois à celui qui en est devenu une des figures. Cinq ans avant je m’endormais presque systématiquement sur un catalogue ou une monographie reproduisant ses œuvres, happé par la matière que révélaient quelques détails imprimés en pleine page. Un livre sur une étagère de mon ancienne chambre chez mes parents me rappelle que j’ai lu il y a vingt ans au moins une biographie de lui en complément du documentaire sur cassette VHS qui trône non loin. Mais je ne retiens jamais ces choses-là. Quelques années plus tard je ferais figurer dans un tableau sur une table de bistro le livre que lui consacra Genet, indice d’une obsession soutenue qui s’étale sur au moins cinq ans et m’oblige à le citer avec El Greco et Cézanne parmi les champions de mon panthéon. En réalité, j’aurais apprivoisé la peinture à l’huile sous le regard de ses autoportraits, dans la familiarité non pas de la biographie, ni de la connaissance historique, mais par l’auscultation maniaque de quelques morceaux de peinture, par l’imprégnation maladive, le palpe des yeux. Rembrandt Harmenszoon van Dijn, 1606-1669.
Mais c’est son œuvre tardive, à partir de 1650 qui me retient le mieux, après la mort de sa femme Saskia, dans les difficultés de trésorerie qui mèneront à la faillite, alors qu’il délaisse les somptuosités orientales pour atteindre à quelque chose de plus grave. Trois ou quatre autoportraits en particulier de 59 et 69, qu’annoncent le bœuf écorché de 55. Les deux portraits de Margaretha de Geer, de 61, les portraits d’Hendrickje Stoffels, celui de son fils Titus.
Les allégories et scènes religieuses me font toujours l’effet d’illustrations, composant une imagerie convenue que divers effets de dramatisation, par la lumière, le raffinement précieux des ornements, dorures, reflets dans les toiles des années 30 tentent de racheter. L’épaisseur picturale apparait alors comme un geste pathétique ou désespéré, une tentative inconsciente de donner corps et consistance à ce qui, d’avoir été trop ressassé, épuisé, ne relève plus que d’un jeu formel, une sorte d’exercice. Cuisine trop riche à mon goût. C’est quand il s’affronte au portrait, et à travers lui au regard, à la présence réelle, concrète d’un être dans sa tendre proximité et sa vertigineuse altérité, à son évidence massive, sa nudité, dans la plénitude de ses moyens enfin, que quelque chose se dresse, tout à la fois de l’humain et de la peinture. Ce n’est pas simple réalisme ; encore moins ressemblance mimétique — ici et là malmenés — ni encore excellence dans le modelé, la dramatisation subtile du clair-obscur, subtilités narratives, mais quelque chose qui échappe aux moyens même de la représentation. Quelque chose qui relève du concret, de la matière, d’une manière d’aura qui caractérise ce mouvement d’existence qui anime les vies silencieuses et immobiles et que chercha justement Cézanne dans une pomme. Cette « pomméité » de la pomme. Ou ce que scruta, canif en main, Giacometti ressassant ses têtes, parce que quoi qu’en dise alors André Breton, non il ne savait pas ce que c’était, une tête, et qu’il s’étonnait encore qu’elle perce l’espace et oppose à l’engloutissement cette volonté farouche qu’il lui reconnaissait. Ce autour de quoi tournait le philosophe méditant et dont le bœuf écorché se prévenait comme par un dernier scrupule, un mouvement de retrait, en esquissant l’anecdote d’un regard dans l’entrebâillement d’une porte à l’arrière-plan, les autoportraits l’exploreront, non sans une manière de jeu pourtant, à la façon d’un insecte qui entreprend une lampe, nouant dans une même danse la jouissance dionysiaque et le drame. Il fallait qu’en quelques moments de grâce il se soit tenu au bord de ce dont aucun mot n’est l’écho. Les autoportraits jusqu’aux années 1640-45 ne sont encore que les œuvres magistrales d’un peintre extrêmement talentueux à la maestria singulière. Un peintre qui forge sa gloire et sa renommée, cherche à s’insinuer dans les plis de l’histoire dans le compagnonnage des grands peintres passés. Ce qui nous regarde dans les autoportraits de 59 et de 69, c’est autre chose. Et je ne sais exactement comment, ni pourquoi, en un peu plus d’une décennie, il s’est avancé, seul, près de là où peu sont allés.
D’abord le bœuf écorché dont la figure discrète à l’arrière-plan voudrait peut-être faire une scène de genre, que le peintre envisageait comme l’occasion peut-être d’un morceau de bravoure tel les armures, soieries, breloques offraient de baroques occasions de manifester le métier, la dextérité, et qui nous fait l’effet, à la recevoir tout nu, d’un étrange retable. L’obscénité se mêle à la beauté dans une matière picturale qui tient du raffinement et de la sauvagerie, du suave et du répugnant, anticipant la tonalité des peintures noires de Goya, mais surtout ce qui devait chez Soutine et Bacon prendre une dimension convulsive ; là contenu dans la masse mutique d’une carcasse. Il a sous certains aspects, l’apparence crucifiée, le pathétique contenu de certains christs au calvaire. En même temps qu’un gout pour la marge ou la dissidence. Ce pourrait être une vanité, le rappel de la viande, de la chair, ultime vérité vers laquelle on pousse l’œil. Ce goût pour les cadavres qui traversa l’histoire des arts et des sciences à travers les massacres, les martyrs, les transits, les écorchés, les Judith et Holopherne, les anatomies et scènes macabres de Zumbo que Sade décrivit dans leur « vérité effrayante », les tentations et jugement dernier, le pendant de la leçon d’anatomie. Et c’est à cet instant comme si incidemment se révélait à lui cette chose seulement parfois frôlée, tout juste pressentie mais renvoyée dans les marges de l’attention et de la conscience : qu’il y a quelque chose que la pompe et l’éloquence des tableaux d’histoire, que l’imagerie ressassée et rassurante de la sainte bible se refusent de voir ou dont ils repoussent l’inquiétude. Quelque chose que l’immobilité silencieuse de la carcasse lui retourne dans cette manière de regard opaque ou dépoli qu’ont parfois les objets. Il n’y a plus rien que de prosaïque et muet. Ce sur quoi d’ordinaire le regard glissait maintenant bascule, pivote pour faire face. On cesse de se raconter des histoires. Les gesticulations verbales retombent. On n’est plus si bien arrimé qu’on le croyait.
Plus je le regardais, ce morceau de viande en peinture, plus il s’indéterminait, apparaissant tantôt comme un objet inerte, absurde, une sorte de grimace, tantôt comme une forme de reflet disant quelque chose soudain, à voix basse, de notre condition, de notre nature. Quelque chose de suffisamment entendu pour s’affranchir de l’assujettissement au langage et de saisissant assez pour crocheter et inquiéter la conscience.

Mais avant ça : Les premiers autoportraits apparaissent dès 1628 et s’installent dès lors comme une pratique régulière, tant dans l’œuvre peinte que dans l’œuvre gravée.
L’époque n’est pas à l’étude de soi ou à l’introspection et ceux-ci participent davantage de l’autopromotion, d’une construction publique de soi, quand il ne s’agit pas d’études, que d’une recherche privée ou psychologique, du moins jusque au début des années 50. Et si Rembrandt a déjà ce souffle, cette aisance qui l’invitent parmi les grands ; une ambition impérieuse, presque ogresque, semblable à celle qui animera Picasso quelques siècles plus tard conduit son geste, réclame de s’insoumettre aux convenances, à l’esthétique de ses contemporains pour jouer de la vivacité, de l’allusif. Quelque chose d’un expressionnisme anachronique s’essaie alors dans la pâte, les coups de brosse prestement posés, sa manière de graver du dos du pinceau dans le frais pour esquisser une pilosité, les fronces d’un tissu. Un caniche une fois, ajouté à un autoportrait ne semble justifié que par ces démonstrations et l’agencement de textures que le tableau met en scène. Avec la reconnaissance apparait aussi un tiraillement, la polymorphie de ses ambitions. L’autoportrait en buveur avec Saskia en est une synthèse. Le peintre y apparait comme un jouisseur, un peu dépravé, riche, provocateur, presque hautain à se retourner vers nous, en costume, femme sur les genoux et bras levé. Une bravade. Une vanité peut-être aussi, l’exercice étant courant à l’époque, si l’on veut y voir le peintre dans la plaine puissance de son art, réussite artistique et mondaine mêlés, conscient du péché d’orgueil, de l’indécence bourgeoise avec laquelle il joue, de la fragilité des choses. Les exercices de virtuosité, les oripeaux de soie ou de velours sont vanités. Là encore les scènes ne tiennent plus, exhalent l’artifice. Sur ses autoportraits les tenues dont il s’affuble ces chaînes d’or dont il se pare, ces poses de notable ou de prince, tout n’est au fond qu’une mascarade. S’inspirant manifestement d’une composition de Rubens, il peint en 1638 Samson et Dalila. La lame s’enfonce dans l’œil de celui qui s’est laissé séduire, mettant au jour pour sa perte sa faiblesse. Sans doute est-ce une manière pour le peintre de méditer sur ce qui se gagner et ce qui se perd, la séduction et l’aveuglement. En 1658, alors qu’il peint son autoportrait le plus magistral, sur une toile de beau format, en posture de roi, costume doré, son empire s’effondre, il est contraint de vendre sa maison, ses biens, sa collection. Il a perdu successivement son premier fils, ses deux filles puis sa mère, et enfin Saskia à l’été 42, il a été accusé de concubinage avec la femme de chambre, lui verse une pension, s’est endetté, est jugé pour relation extra-conjugale avec Hendrickje Stoffels en 54, est mis en faillite, déménage. Hendrickje sera emportée par la peste dans cinq ans. Bravade encore, mais d’un autre ton. Puisque tout portrait est une fiction. L’autoportrait de 35 avec Saskia l’anticipait sans peut-être le mesurer vraiment. D’un format similaire, mettant en scène ce « fils prodigue à l’auberge » consommant son héritage, lui qui signait déjà de son unique prénom, fils s’autoproduisant en artiste créateur, posture romantique avant l’heure — Rembrandt ? A quoi pense-t-il, se peignant en Zeuxis, le peintre mythique, père de tous, ici vaguement sénile, courbé, sur le point de mourir de rire, comme le dit la légende, en peignant le portrait d’une vieille femme au drôle de physique ?
A cela tient peut-être la singularité de son œuvre : les mêlés de la réalité et de la fiction. Le lieu, précisément, de l’autoportrait, où se rencontrent le costume anachronique ou le faste et le béret du peintre, sa tenue de travail, ses outils, l’image de soi et ce fond indéterminable et grave dont le face à face avec le miroir est le vecteur. De ce thyrse dont Baudelaire fit un poème à Liszt, la manière en est aussi acteur, le raffinement réaliste, la virtuosité étant, de plus en plus dans les dernières années, contrebalancés par des zones ébauchées, esquissés, laissant voir la peinture en train de se faire, le précipité à l’œuvre. « Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs, exécutent un mystique fandango autour du bâton hiératique ? Et quel est, cependant, le mortel imprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton, ou si le bâton n’est que le prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs ? » Figuration et peinture sont chez Rembrandt étroitement intriquées. « Ligne droite et ligne arabesque, intention et expression, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie ».
C’est dans cet emblème sacerdotal qui n’est au fond, rappelle Baudelaire, « qu’un bâton » que se confondent le dionysiaque et l’apollinien, si l’on peut emprunter le couple nietzschéen, le corps et l’esprit, le sérieux et la dérision, éros et thanatos, si l’on use de la théorie freudienne. Ce « chantre de la Volupté et de l’Angoisse éternelles » que Baudelaire voyait en Liszt, c’est celui qui œuvre, comme l’écrit Malraux, « à transformer le destin en conscience » ; « non pas changer un inventaire en un autre inventaire, mais étendre jusqu’aux limites des connaissances humaines la matière dans laquelle l’homme puisse devenir davantage un homme, la possibilité infinie des réponses à ses questions vitales ». Et cette conscience qui se dessine dans les quinze dernières années de la vie du peintre est, je crois, simplement celle de l’existence, c’est-à-dire du lien et de la séparation. Cet homme tel qu’il se considère dans le miroir, sculpté par le temps, que l’ambition, l’appétit ont fait courir, ont rendu riche et célèbre, que l’adversité a ruiné et isolé, par quoi tient-il dans le gouffre du temps, dans le vertige ou la folie qui sont les mots d’une même conscience sinon par sa volonté farouche, son travail, ce regard ? En cette figure composite lentement s’apaisent sobrement le fils prodigue, l’homme qui grimace, le vieux Zeuxis, le peintre en pied en tenue de travail, comme Picasso plus tard se fera photographier en prenant des poses de boxer, celui qui se déguise, libéral et chevaleresque, celui au regard sombre et celui qui de se scruter de trop près en est tout déformé, Saskia malade aussi, à la plume et au lavis brun, le bœuf écartelé offert au regard, le gueux estropié, l’homme assis, la mère, le philosophe et Jérémie, le couple au lit qu’il grava en 46 et la femme qui pisse. On dit qu’au seuil de la mort on est visité à l’envers par le reflux de sa vie entière.

A l’inverse du monde clos de Vermeer, qui lui est par ailleurs contemporain, dans lequel chaque geste et chaque objet semble avoir de toute évidence sa place déterminée, où tout semble rasseoir dans cette « nécessité éternelle » que décrit Spinoza, l’homme chez Rembrandt est cerné d’inconnu, bordé d’ombre. Cette lumière si particulière qui fait émerger les visages, les mains, les scènes est pareil à celle d’une chandelle, issue d’un échauffement singulier, d’une volonté, d’une pulsion négantropique dirait-on aujourd’hui. Résistance à la nuit. Solitude lucide. Est-ce là l’insinuation d’une pensée, d’une conception et d’abord d’un ressenti baroque du monde ?

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