regard & matière

« Si tu regardes des murs souillés de taches ou faits de pierre de toutes espèces, pour imaginer quelque scène […] tu pourras y voir aussi […] d’étranges visages et costumes, et une infinité de choses que tu pourras ramener à une forme nette et complète. »
De Vinci

Il y a ces regards que l’on tente le plus possible de désencombrer, de dégager, comme l’on écarte les branches d’un buisson pour voir au travers ou au-delàs, et que l’on dirait atmosphériques. Bien sûr on ne se dégage jamais de soi ; du moins ces regards y tendent, caractérisés par une manière soustractive qui n’est pas sans rappeler celle qu’évoque Deleuze en décrivant le peintre à l’ouvrage et qui n’est jamais devant un espace nu, non plus que l’écrivain serait face à une page blanche. Et puis il y a ceux-là qui font comme un détour d’abord par des sinuosités internes et s’en troublent comme il se fait de l’eau lorsque l’on remue le fond de sable ou de vase. Il ne s’agit pas alors seulement d’un voile qui viendrait brouiller ce qui est vu, perturbé par de micro-suspensions, mais de toutes sortes d’ondoiements internes, de mouvements nerveux, de superpositions qui témoignent de la nature composite d’une saisie qui se veut sismographe d’elle-même. C’est un regard parfois désespéré d’être empêtré dans tout ce qui l’entrave, l’empêche, le distrait et le complique. Parfois fasciné par ce à quoi il est mêlé et dont il jouit comme on jouit des sentiments et des émotions et de tout ce qui nous transporte. Il s’en fait le même effet que lorsque l’on tente de décrire une peinture : si toute application de matière sur une toile consiste à un ajout et un travail de matière, ceux-ci sont presque oubliés lorsque la peinture est lisse ou peu épaisse pour que l’on ne désigne comme matière généralement que celle qui accuse une épaisseur et une certaine insubordination à la figuration, à la lisibilité et au dessin. En somme, accède à ce statut de matière celle qui accuse une visibilité qui va ouvertement à l’encontre de la lisibilité la plus stricte pour la corrompre ou l’attaquer par ce qui s’y oppose le mieux : l’informe, l’équivoque, le vague ou le trouble. Alors ces seconds regards pourraient être dits matiérés ou épaissis.
Un premier mouvement nous porte pour notre survie, pour l’adaptation de nos gestes et de nos actions, à la lecture. Lecture d’abord d’un regard qui nous aidera à lire. Et si regarder c’est d’abord lire, c’est-à-dire interpréter, cela relève encore d’une économie qui exige d’épurer le visible par ce mouvement d’écarter ou de pousser les branches pour scruter dans la clairière le passage d’un prédateur ou d’une proie, dans les branches tel ou tel fruit, au ciel comment tourne le temps. C’est en somme occulter l’herbe haute qui gêne l’attention et tendre à définir chaque variation, chaque tache de couleur ou de lumière comme l’on discrimine un son ou une odeur dans le champ de l’olfactif et du sonore. Vouer le trouble à une existence transitoire la plus brève possible. Clarifier la situation.
Ce second mouvement qui dérive du premier, s’y opposant et le complétant, est requis par ce qui excède le premier, l’inquiète, se tient en ses marges et suscite des interprétations infinies qui échauffent l’imagination. Il consiste, pourrait-on dire, à lâcher la proie pour l’ombre. Soit que la panique empêche le mouvement normal de simplification et que tout fuie, soit que le calme et la confiance, un certain dégagement donné, autorisent à ce que la vue s’infuse de ce vague, se rende, habite et se laisse habiter par ce que la précaution oblige ordinairement de chasser. On s’aventure à considérer, comme l’on pénètre dans une zone de nuit, ce qui résiste à se définir, à se déterminer et qui en quelque sorte flotte dans les limbes, dans le purgatoire où rien n’est encore dicible ni lisible, là où tout se mêle indistinctement, sans réelle échelle, dans une spatialité trouble.
Il se fait ce à quoi s’ému Wassily Kandinsky un soir de 1910 ou 1913, poussant la porte de son atelier pour entrapercevoir, posé contre un mur, dans la lumière du couchant, une toile « d’une indescriptible beauté, baignée de couleurs intérieures » en laquelle il ne reconnaissait rien. Des traces, des formes, semblables peut être à ces phosphène qui nous viennent dans la fatigue fiévreuse ou lorsque l’on s’appuie sur les paupières. « Une saturation de signes magnifiques, comme le dira plus tard Manoel de Oliveira du cinéma, baignant dans la lumière de leur absence d’explication ».
Tantôt on regarde à ce concret de variations de formes et de valeurs, appréciant quelques expressivités décoratives auxquelles on associe le terme d’abstraction et qui animent le visible comme la musique agit sur l’oreille. Tantôt, cet instinct qui pousse à l’interprétation figurative, mis en difficultés, provoque comme des signaux de fumée autant de fantasmagories, d’apparitions équivoques, anthropo ou zoomorphes que son algorithme statistique peut générer à la faveur de micro-narrations projetées dans l’opacité visqueuse de la nuit comme les balles traçantes d’une défense anti-aérienne. Des corps et des mouvements s’esquissent, la réalité gondole, convulsive, semblable à ce monde dont Kafka attend qu’il s’offre à lui et se démasque, extasié, se tordant devant soi.

Image : Iris Gallarotti

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