res pictura

« Nous croyons vivre dans un espace mesuré par le double rapport que nous entretenions avec les étendues géométriques du globe et avec les autres vivants; mais, à chaque instant, nous évoluons dans l’infini d’une contrée plus étrange, qui double notre vie amoureuse et sociale, un territoire qui déborde l’espace temps mondialisé et ne cesse de s’ouvrir et de se fermer au grès de nos aspirations, de nos actes, de nos pensées. »

Yannick Haenel

Ça restera fascinant : que traces et tâches, couleurs « en un ordre assemblées » suscitent la présence d’un objet ou d’un être. Qu’il suffise même parfois de si peu. L’esquisse d’un contour. Et même moins que ça. Ce n’est bien sûr pas la chose elle-même qui surgit dans l’image et cela on l’oublie et on le sait en même temps. C’est la présence seule, comme font les souvenirs, s’incarnant dans cette matière accommodante de la peinture ou l’impalpable cinéma intérieur. Comme une pensée, dit-on, passe, se forme et puis s’estompe, revient parfois dans cette espèce d’ondoiement que fabrique l’esprit en repos et que capturent parfois les dessins automatiques que l’on dépose aux marges de carnets.
Après, il n’est plus possible de s’en défaire. Désigner, même à voix basse, solidifie l’apparition furtive, la fixe, l’exhausse.
Parfois la forme ne se hausse pas si manifestement que le font les figures se détourant sur fond d’or ou de nuit. Les frontières se troublent dans l’ouverture de ce qui se forme, à la faveur de laquelle ces deux continents, ces deux eaux se mêlent. L’un passe dans l’autre sans tout à fait s’y confondre. Transsubstantiation équivoque, demeure le dessin, corrompu, lacunaire de l’enceinte de la forme, sa lisibilité, quand l’ensauvagement enfriche la ruine. On marche pareillement sur les sites antiques, enjambant les vestiges de murs sur lesquels hésitent à s’appuyer les songes de villas, de temples, de cités. On va, dedans et dehors tout à la fois.
C’est l’ancestral jeu des croupes qu’on dégageait des parois des grottes, des silhouettes furtives qu’on ne soulignait qu’à peine et qui retournaient se fondre dans l’obscurité quand on éloignait les torches. Une façon d’exciter ce penchant de l’esprit quand il se laisse saisir par le corps. De jouir d’être au bord de se perdre ou de tomber dans le vide. Simplement au bord, mais tenant l’équilibre dans un mouvement semblable à celui des vagues qui s’étendent et se récupèrent et s’étendent à nouveau en s’ourlant sur le sable.
Et pourtant un tableau c’est généralement une forme de dégagement ou de terme. Hormis le peintre qui le met en œuvre plus ou moins laborieusement, les témoins auxquels il confie le processus, les hésitations, les bifurcations, chacun rencontre le tableau comme une chose fixe, noueuse, sur laquelle ont déposés, sédimenté, coagulé des traces. L’imagination va à rebours et extrapole des dynamiques selon le principe admis que rien n’advient sans causes, et que celles-ci éclairent sinon une intention, du moins une aventure.
On revient devant la toile, on reprend le livre sur lequel elle est reproduite, on regarde à nouveau. On la retrouve et on s’y perd. C’est la même et c’est une autre. La même, mais saisie à un autre moment de son développement. Et ce que l’on réalise, c’est que l’image la plus fixe, l’objet le plus immobile ne cessent de se développer en nous. De s’interpréter et de se perdre, d’esquisser des entrées et des sorties, des retournements. On n’en viendra jamais à bout.
Ainsi toute œuvre nous hèle et nous fuit. Se plaque contre la surface de notre esprit comme à une vitre un visage ; s’éloigne et danse en entrainant notre regard à sa suite, pris de vertiges.

Comme il y avait tout l’œuvre d’Eugène Leroy s’épaississant de se chercher à travers le souvenir de la Femme se baignant dans une rivière. Comme il y avait dans la viscéralité tourmentée de Soutine les violences de l’enfance et le Bœuf écorché. « Sans aucun doute, cet homme, bien avant sa maturité, avait reconnu la dignité de tout être et de tout objet, même des plus humbles ». C’est Genet, Jean Genet, qui l’écrit. Il note aussi que tout cela pris d’une même brassée chez Rembrandt est pareil à un chant et que ce que l’on pourra dire ensuite est aussi un chant, ce chant que l’œuvre suscite. Et en même temps cette lenteur, cette lourdeur prise par une glaise grave. Ce quelque chose d’ « un peu bovin » qui nous tombe dessus. Parfois des œuvres se font comme on couche terre sur terre en tassant du pied un tumulus, un tertre ; comme on faisait autrefois les tombeaux. De la terre, prise à pleines mains et du brillant dans les yeux humides traversés d’images d’avant, de chevauchées, de soirs rougis et de la matière du temps, épaisse et lourde.

Manet ignorait que la pochade qu’il ajoutait pour rééquilibrer une transaction en manière de blague, promptement, en contre-don improvisé dépassait de loin ses intentions. L’a-t-il même vue comme nous la voyons aujourd’hui ? Foulant l’anecdote en laquelle elle s’origine, frayant à travers ce réseau de signes et de paroles pour essuyer sur quelques centimètres carrés décisifs le corps mystique de la peinture. Arrangement local se distinguant à peine du lieu qui la suscite comme les microorganismes marins, les méduses les plus timides s’apparentent à de transparents épaississements de l’eau. Être, flaccide, avachi dans son rêve-paysage. A-t-il même vu qu’innocemment il avait enfermé dans l’espace d’un tableau un être qui devait s’éveiller, à peine eu-t-il détourné les yeux ? Un être fragile et doux tâtant timidement son milieu, son triste empire, sa prison, prêt à s’amouracher du premier visage qui se pencherait aimablement sur lui et boirait son angoisse. Un être démuni et nu qui recevrait sur son âme tout le poids de l’innocence surprise par l’ombre qui la cerne indifférente et mutique, vide peut-être. Qui appellerait sans voix.
Il fallait que l’histoire dégage le tableau de l’anecdote, des contingences, le porte dans la foule pour qu’on voit. Alors vous venait des larmes. Des morceaux de poèmes. Non plus seulement « idée même et suave » se levant musicalement, « mon semblable mon frère », une sorte de « petit prince ». On lui promettait de croiser une terrasse de café s’éclairant très jaune dans la nuit bleue piquée d’étoiles, d’être arrêté sur un pont enjambant les fjords par des langues de feu léchant l’infini, la lame du désarroi, d’y être surpris par une averse à Ataké, de passer dans l’ombre du geste du semeur qui grave sa silhouette avec l’arbre sur un ciel vert et rose, un soleil d’or martelé dessus. Sur lui, en lui, passeraient des géométries hystérisées, des faces lourdes sculptées à même la chair, des extases, des poudroiements de lumières, des ombres épaisses, des rêves bizarres. Et l’immense fatigue de tout ça. La lassitude qui couche le temps comme se couchent les hommes sous les tombes. Tout ce que l’on voit si distinctement aujourd’hui qu’on croirait avoir mis les yeux sur l’épicentre de la peinture. Oui, ça reste fascinant, ces orages, ces tempêtes, ces aubes claires, ces après-midi à l’Estaque, ces anges, ces voluptés, ces batailles, ces orgies dans si petit et si calme.

Image : Manet, Ciel. Non daté.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


cinq × = 35