S’abandonner à ses associations d’idées

« Que l’on compare la toile sur laquelle se déroule le film à la toile du tableau ; l’image sur la première se transforme, mais non l’image sur la seconde. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s’abandonner à ses associations. Il ne le peut devant une prise de vue. À peine son œil l’a-t-elle saisi que déjà elle s’est métamorphosée. Elle ne saurait être fixée. »
Walter Benjamin

Pourtant il faudrait dire comment le tableau, la photographie, ne sont immobiles qu’en apparence. Que dans le regard l’intranquillité se projette. Qu’il suffit de peu pour que le monde ordinaire vacille, se double d’une inquiétante étrangeté.

***

Ce à quoi il pense quand il peint, ce qu’il cherche par la peinture, ce qui le met en mouvement, qui porte ses pas quand il se dirige vers l’atelier. Ces paquets de nuit qu’il traverse, pinceau en main, ou les lueurs auxquelles il met le feu. Les images qu’il coudoie, celles qu’il chasse, qu’il repousse, celles qui reviennent sans cesse sous une apparence semblable ou changée. Les façons qu’on a tous de nous contorsionner pour nous défaire de la camisole ou du sac. Le goût qu’on pourra lui reconnaître pour telles teintes, tels effets, telle manière d’arranger les choses. Ce qu’il ne fait jamais qu’entrevoir et ce sur quoi il sait pouvoir compter. Ce qui le rend intranquille ou heureux ; les fulgurances, les bourbiers dont il a le souvenir ou l’habitude. Les moments suaves ou âpres. Tout ce qui fait la singularité irréductible de l’expérience du peintre, de l’homme, restera invisible, inabordable. Ça se passe derrière des jeux de cloison sans témoins.
Sinon à l’entrevoir dans une posture, une intonation de voix, un temps, l’esquisse d’un geste, alors même qu’il parle de tout autre chose. Dans une absence. Un œil levé au ciel.
Chaque artiste est à lui-même sa propre falaise. Des remuements invisibles chuchotent à ses chevilles et l’air, dans la transparence du silence, passe sur ses épaules avec des cris d’oiseaux marins.
Sait-il lui-même le grand geste qui le prend et quels dieux mauvais le poussent entre les récifs et les côtes en inventant des épreuves à l’approche de chaque grève ? Quel type d’exilé, de juif errant il est ? Sait-il ce qu’il laisse entendre de ses conversations intérieures, des rêves qu’il se remémore ? Des terreurs qu’il ne sait pas porter, le brillant de métal ? Quels visages cachent ses masques ? Sait-on, nous, les recevoir, dans notre nuit intérieure, alors que tout se mêle à nos propres bruissements ?
Il y a dans l’intention une foule. Pris dans un mouvement large, des dizaines de singularités divergentes, de tâtonnements, d’hésitations. La conscience est pareille à une constellation de méduses dérivant entre deux eaux. Et puis il y a ce qui nous travaille dans l’invisible sans même qu’on sache en découper la silhouette. Même quand on croit décider, c’est sur quels points de détail ?

Il n’y aura que le geste arrêté, les désirs satisfaits ou simplement las que les toiles adossent aux murs. Cette sorte de coagulation ou de pelliculage. Les figures qu’on lit aux taches. La rive où l’on se tient. Ses propres murmures réverbérés par l’espace qui ondule ou se dresse, bifurque d’une œuvre à l’autre. L’évidence qu’on reconnaît aux rêves les plus bizarres et qui les rend habitables. Des choses qu’on reconnait, d’autres auxquelles on passe outre.
Un peu de cette silhouette qui, quand on l’aperçoit, à l’arrière-plan des ménines, dans l’embrasure d’une porte, crée une brèche dans la scène et vous hante. Un peu de cet énigmatique moine que Caspar David Friedrich campa sur un bord de plage sous un ciel sombre et vide. Et du regard que vous retourne la Jeune fille à la perle. De la baigneuse au livre que Picasso esquissa sur une plage des années 30. De ces autres qui préfigurent Moore, pareilles aux bulles qui montent dans des lampes. D’embrassades cannibales. Et même de ces figures d’acrobates, de ces femmes au fauteuil rouge. Un peu de la Serpentine de Matisse. Cet Ange du foyer que Max Ernst tira d’un cauchemar. Ce théâtre convulsif de Bacon. La raie de Chardin… Analogies surréalistes dira-t-on. Réminiscences hallucinées ? Chacun emprunte son propre chemin pour rejoindre de genre d’horizons équivoques. Est-ce liée à ce que Benjamin nomme un « colportage de l’espace » ? Une appréhension fluide et fluente, susceptible de compénétrations, d’associations diverses ? Une sorte de réenchantement de l’expérience ? Ce fameux « dérèglement de tous les sens » ou ces jeux synesthésiques auxquels engagea Rimbaud ? Cette forme d’hallucination que Benjamin décrivit après une expérience de hachich et qui rejoint l’expérience de la flânerie ? Ces images toutes froissées et souples, dérivant à la surface d’elles-mêmes, ce sont des tableaux déjà quand le rêveur est peintre : « Une structure où seules des figures de cire peuvent habiter. Je peux faire une foule de choses avec, d’un point de vue plastique. Piscator, avec toutes ses productions, peut aller se rhabiller. J’ai la possibilité de modifier tout l’éclairage en maniant de minuscules leviers. Je peux transformer la maison de Goethe en Opéra de Londres. Je peux y lire toute l’histoire du monde. Je vois dans l’espace pourquoi je collectionne des images de colportage. Je peux tout voir dans la pièce ; les fils de Charles III et tout ce que vous voulez »
Oui, ce pourrait être ça. L’artiste est un flâneur qui déambule parmi ses propres souvenirs dans le labyrinthe de l’histoire de l’art, des possibilités de la peinture, de la sensibilité, de l’expression. Les possibles passent devant comme des nuées d’oiseaux. L’atelier, le tableau, sont les lieux d’une conscience hallucinée. Ainsi vient la dimension tactile, corporelle des œuvres. Notre besoin, pour les appréhender, non plus seulement de les sonder, mais de tourner autour, voire de les parcourir. De s’engager dans leur monde. « Toujours quelque chose est en train de sourdre des figures peintes, mais est-ce de la présence ou bien est-ce le ressac mystérieux du toucher pensif en quoi elles changent la vue ? » demande Bernard Noël.

Le souvenir du cuir du fauteuil qui vous vient dans la main qui pend contre votre cuisse passe par le toucher amoureux du regard. Celui de la bonne gironde à la gorge de laquelle on buvait le lait doux. De contrejours équivoques, favorables aux rêves, et de lustres vieillis. Les vitrines des musées, les pages d’un livre. Des croupes hasardeuses et cette fille aux bas bleude Picasso encore ; pastel de 1903. Saurait-on déplier la matière des impressions, lister ce qui la compose ? ça ferait assurément un drôle de poème.

On ne sait pas ce que c’est, la peinture. Il y a la définition que donne Maurice Denis : des couleurs sur une surface.
André Félibien, qui laissa un brève Origine de la peinture, l’assujettie à sa foi : « ces lumières et ces jours que l’art sait trouver par le moyen du mélange des couleurs » nous donnent à percevoir « ce qu’il y a de beau en Dieu et dedans ses créatures ». Car il n’y a rien dit-il, sinon la peinture, « où l’homme imite davantage la toute-puissance de Dieu, qui de rien a formé cet univers, qu’en représentant avec un peu de couleurs toutes les choses qu’il a créées ».
Il y a cette définition que l’on devine dans les photographies de Saul Leiter, de Thibaut Cuisset de Sarah Moon ou Dolores Marat. Celle du marin qui pose sa main sur l’horizon, des pâleurs dans l’âme. Celle de Céline se souvenant du front. Celle de Monet, celle de Miro. Celle de Daumier ou de Degas. Du Caravage. De Paula Modersohn Becker. De Bonnard. De Kippenberger, d’Eugène Leroy, de Shirley Jaffe…
Autant de définitions que de regards, que de corps, que d’expériences.
Il y a les jeux qu’on aime lui voir jouer, les moirures, les vernis et les soies, le velours, l’étain d’une timbale. La vénusté d’une peau sur laquelle glisse un linge, le mouillé d’un sourire ou d’une aurore. L’épaisseur charnelle de Rembrandt. Le classicisme de Poussin.
Il y a les rondeurs, les torsions que l’on touche du regard, ces transparences que l’on croit traverser. Ce plaisir spécial que l’on doit à la chose peinte, aux textures, à l’aventure de la matière dans ses déclinaisons, des transparences aux opacités, du fluide au rêche, au pâteux, du rehaut à la coulure, passant par le frotté. Cette pesée qu’on ressent alors même que le regard glisse à la surface en caressant la fleur de la toile, les couches qui passent les unes sur les autres.
Celui qui regarde, comme l’artiste, se démène avec les mots qu’il a, les pensées qui buissonnent en lui, les sensations qui parcourent son corps. Il se fraye un chemin fiévreux dans ces bosquets, ou se laisse prendre par l’immobile dérive. Il reçoit des figures comme en remontant une rue des façades, des passants, des panneaux. On ne garde de ce que l’on traverse que des bribes, des détails. Chaque expérience bricole un monde à la mesure de ses perspectives, de ses sens.
Il arrive, quand la pensée s’emballe ou quand les images affluent, que la langue bafouille. C’est comme les compressions de César : des parties manquent, froissées, enfouies, d’autres se trouvent embouties, enchevêtrées quand un espace et un développement d’ordinaire les séparent. Les choses se contorsionnent, se marbrent. Ainsi parfois on mange ses mots, on fabrique des pataquès, des cadavres exquis. Il arrive qu’on joigne dans un regard un pied de chaise et une épaule, à la cascade d’une chevelure. Et tant de choses à peine croyables qui nous traversent sans qu’on le sache. « C’est cela œuvrer en art, percevoir la coïncidence de l’immédiat et du lointain, la parenté du simple et du complexe, et la chanter. »
Les toiles, pourrait-on dire, sont des idéogrammes. Des assemblages, des emboîtements qui jouent par accolements, rencontres. Des rapports, des contacts, des hybridations. La peinture l’est toujours. C’est un domaine, poursuit Jean Hélion, « à cheval sur la réalité et sur le rêve, à cheval sur le fait et sur le songe. » « On agresse un être qui passe, à coups de pinceau, à coups de brosse, à coups de taches, à coups de dessin ; on lui demande ce qu’il est en déclarant à haute voix ce que l’on est soi-même ». C’est ce qui en fait une matrice mythologique. Les pionniers de l’abstraction y réfléchirent longuement : une forme, une couleur, c’est déjà une voix, une dynamique, une personnalité, un élan. Les termes de ton, de valeur, d’harmonie, de couleur, de rythme valent autant pour les arts visuels que pour la musique. « Les couleurs claires attirent davantage l’œil et le retiennent. Les couleurs claires et chaudes le retiennent plus encore : comme la flamme attire l’homme irrésistiblement, le vermillon attire et irrite le regard. Le jaune citron vif blesse les yeux. L’œil ne peut le soutenir. On dirait une oreille déchirée par le son aigre de la trompette. Le regard clignote et va se plonger dans les calmes profondeurs du bleu et du vert. » (…) Le bleu profond attire l’homme vers l’infini, il éveille en lui le désir de pureté et une soif de surnaturel. (…) La passivité est le caractère dominant du vert absolu. Qu’il passe au clair ou au foncé, le vert ne perd jamais son caractère premier d’indifférence et d’immobilité. » avança Kandinsky.
Il en faut peu pour que tout ça rentre en une furieuse bataille, fornique ou chante. Et on sait mal définir ce qui tient de l’objectivité et ce qui vient de ses propres projections, d’hallucinations, de délires. Il y a une érotique de l’haptique, de ce toucher à distance qui fait de la vue un organe de l’imagination. Renoir disait avec malice « c’est avec mon pinceau que j’aime ». (…) « Moi j’aime les tableaux qui me donnent envie de me balader dedans, lorsque c’est un paysage, ou bien de passer ma main sur un téton ou sur un dos, si c’est une figure de femme… Corot avait des mots très crus pour exprimer cela ». « Tout l’arrière-pays de l’histoire du corps est un secret détenu par la chair : il fait partie de l’appétit d’expression et celui-ci, en peignant, le transporte dans la chair visuelle du tableau. » conclue Bernard Noël. Le tableau ouvre à un espace sensible, des plages de quiétude ou d’angoisse, des vallonnements et des circulations. On s’y glisse et s’y faufile mentalement avec le plaisir des explorateurs inventant des sanctuaires, des contrées.

Ces vérités peuvent se retourner. J’ai visité longuement tout à l’heure l’atelier du peintre Filip Mirazovic. Les tableaux nous entouraient pendant que nous discutions de choses et d’autres. Certains établis, s’éloignant de la main du peintre pour exister par eux-mêmes. D’autres à l’état d’ébauches ou entre deux, sur lesquels je ne pouvais m’empêcher de projeter des possibilités. Il y avait des hommes à la tête de buches fendues comme les Lalanne avaient suggéré à Gainsbourg l’homme à la tête de choux. Des femmes comme des porcelaines dodues, des fauteuils Chesterfield. Des monstruosités qui ici faisaient simplement danser des possibles, devenaient des prétextes à de beaux morceaux de peinture, comme les armures l’avaient été. J’achève seul ma journée dans une chambre d’hôtel d’une banlieue pluvieuse. J’ai oublié mon livre. Pas envie d’allumer la télévision. Je regarde sur la porte de la salle de bain la serviette pendue, son travail de plis, sa texture, l’ombre bizarre qu’elle projette avec celle de la poignée de porte, la laque pâle du mur. Dans le champ de mon regard, chaque élément entre en conversation, esquissant un tableau en demi-teintes. Quelque chose entre les natures mortes hyperréalistes du XVIe siècle punaisant à côté d’un oiseau mort un petit billet plié et une épingle à cheveux. Et les énigmes de Giorgio di Chirico.
Combien tout ça est lié, je ne sais pas dire. Et ce que ça touche des tableaux de Filip, on en décidera. C’est comme une forêt qu’on traverse dans un songe, précipité par on ne sait quoi, dans un présent continu, glissé.

Image : atelier Filip Mirazovic, mars 2024.

1 Commentaire

  1. Mirazovic

     » chaque artiste est à lui-même sa propre falaise »
    « Ce qui nous traverse dans l’invisible »
    « Dimension tactile, corporelle des œuvres »
     » On lui demande qu’il est en déclarant à haute voix ce que l’on soi-même »
    Florilège non exhaustif

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