Sébastien Berlendis, Lungomare

« Je voudrais lui avouer tant de choses, belles, folles, délicates, démesurées, enchantées, lui parler de la lumière, de l’émotion que suscite sa peau, son teint, son parfum, ses boucles d’oreilles, son petit sourire espiègle et amusé, lui dire que la vie serait belle si elle acceptait. »
Claude Nori, La géométrie du flirt.

Au bord de la nuit, l’unique roman de Friedo Lampe, paraît en décembre 1933. Il est aussitôt saisi, retiré des bibliothèques et librairies, jugé suspect par l’autorité qui vient de prendre le pays. C’est qu’il n’y a de place dans l’imaginaire promu que pour certaines valeurs : la terre, le sang, la race et la virilité, la puissance du sentiment Allemand. On comprend que des yeux si comprimés se soient irrités d’un récit déroulé comme on dérive le long du soir à la manière d’une rêverie indolente et moelleuse. Que leurs névroses se soient étranglées de la liberté subversive de cet objet littéraire soutenant une sorte de traveling cinématographique dépourvu de tout idéalisme, donnant sur le théâtre de vies ordinaires. Les mots durent leur manquer, comme ils manquèrent aux premiers observateurs du tableau que Caspar David Friedrich venait d’achever en juin 1809 et qui donnait à voir une silhouette immobile méditant sur un rivage devant un horizon vide. Il n’y avait rien à voir de pathétique ou héroïque, d’édifiant « nulle tempête, nul soleil, nulle lune, nul orage… aucun bateau, aucun navire, pas même un monstre marin ».
J’ai pensé à Lampe à la lecture de Lungomare, le dernier récit de Sébastien Berlendis, en m’arrêtant sur une phrase qui pourrait résumer son objet : « filmer le roman de la plage ».
A l’inverse de romans architecturés autour d’une intrigue, tendus par le suspens, électrisés par un drame, ceux de Berlendis (comme celui de F. Lampe) épanouissent le sentiment d’une dérive souple, passive, contemplative, dite comme on tient sobrement un journal, note des impressions. Seuls quelques frissons, des souvenirs, des désirs retiennent brièvement l’attention qui va glissant sur le rivage auquel se superpose la parenthèse d’un été, la dolce vita. Il n’y a qu’à aller et venir le long de ce paisible théâtre, frôlant des existences engourdies, quêter le ténu. « Des heures encore à balayer au ralenti le lungomare ». Dilater un moment.
On est chez Monet, chez Renoir saisissant de petits riens : lumière qui tombe sur une robe, jeunes gens qui s’oublient sur la rive ou dans un petit bal, parties de campagne, libertinage, baignades et canotage. L’événement simple d’un coucher de soleil, d’une jeune femme tenant l’ombrelle en contrejour sur un champ de coquelicots. Une parenthèse étirée. Chaque livre poursuit, prolonge le précédent comme on choisit tantôt d’emprunter un sentier pour entrer dans la pinède, tantôt pour gagner la mer, suivre la silhouette évanescente d’une belle. Car il s’agit d’un territoire élargi, d’un moment qui superposent les cartes et les dates (les promenades alternent avec les souvenirs et anecdotes que murmurent quelques photographies tirées de l’album familial). Aux perspectives Haussmanniennes l’écrivain flâneur, un peu baudelairien, un peu nervalien, préfère l’épanchement presque halluciné de celui qui dérive et circule sans but, s’est défait de toute amarre, tâte ses désirs. Cette façon de déserter que filme Alain Tanner dans Dans la ville Blanche. Le mécanicien débarqué à Lisbonne et joué par Bruno Ganz est comme un axolotl : il essaie d’abolir l’espace et le temps. Ici temps et espaces bouclent ou se superposent en de multiples lignes d’erre, ses explorations semblant rejouer celles de ses propres parents dans leur jeunesse. Des photographies témoignent. Si c’est le père qui plonge sur la couverture, ç’aurait pu être lui. On est toujours à se demander d’où on vient, qu’est-ce qu’on poursuit ou prolonge.
Le narrateur des romans de Sébastien Berlendis ressemble alors à l’archéologue de la nouvelle de Wilhelm Jensen qui rêve sur un bas-relief du musée Chiaramonti et que la figure marchante, qu’il surnomme Gradiva, finit par hanter, peut-être par faire délirer (on se souvient de l’étymologie : s’éloigner du sillon). Le lungomare est peut-être un rêve, une image édénique ; et celle que suit l’auteur, indolente à la cheville légère et à la fesse blanche, se nomme Annabella. C’est le lapin blanc d’Alice. Une façon de s’aimer sans rien se promettre ou d’affoler les perspectives.
Les moments insignifiants, les images que l’on prend, celles qui persistent en vous sous la forme de sensation, les mots rares que l’on confie au cahier sont autant de reliques sur lesquelles la mémoire s’épanche, avec une vague mélancolie. « Je découvre sur le bureau de la chambre des bouts de papier crayonnés, dessinés de sa main, un bouton de nacre, un brin de lavande séchée. » Ainsi se fait le récit, comme va le regard en caressant le monde. Il y a peu et c’est immense, infini. Michelet en a une belle formulation dans son livre sur La Mer. Le rivage semble immobile et désert, mais si vous vous immobilisez vous-même, vous penchez un instant, il se met à grouiller de mille vies industrieuses insoupçonnées.
Berlendis est un de ces photographes qui traversent les films de Wim Wenders, rejouant à l’intérieur même de l’objet cinématographique une forme intériorisée de road movie. Il noue à l’image les récits, les fictions, les songes qui se laissent esquisser dans les arrêts du regard. « Les lettres jaune citron du nom de l’hôtel explosent dans la lumière du matin, un garçon et une fille, sa main glissée dans l’échancrure du t-shirt, les corps noirs de hâle mais le cou blanc sous les cheveux relevés »… Autant d’instantanés. Le photographe est une sorte de détective qui enquête sur la nature du réel.
Il y a aussi Claudia, la jeune mère tatouée, quelque part dans le champ du regard. Il y a la moue des jeunes filles, les bracelets brésiliens aux poignets et aux chevilles. L’équivoque du flirt photographique. On pense au mot de Proust : « Les jeunes filles n’existent que pour être regardées. » Aux photographies de Lartigue.
La signature de Claudio N au bas d’une photographie n’est-elle pas évoquée pour inviter dans les souvenirs du lecteur la gaité mêlée de sensualité et de mélancolie des adolescentes mutines, les « madones gracieuses et canailles » de Rimini, d’Amalfi ou de Portofino qu’a saisi Claude Nori ? « Comme tous les garçons sentimentaux, tandis qu’il promettait un amour éternel à une fiancée de passage, il rêvait d’embrasser toutes les filles de la plage, les plus ingénues comme les plus délurées qui léchaient sous ses yeux de provocants gelati. », écrit Frédéric Schiffter. Berlendis est le peintre impressionniste des amours de vacances, des frissons adolescents, des fins d’été, des hôtels de cité balnéaires un peu délaissées, des frôlements et des hésitations. Il cultive le charme désuet des histoires qu’on écoute par la voix d’un vieil oncle, en tournant les pages d’un album jauni. Le temps du grain des photographies aux teintes sépia ou kodachrome, des diapositives, des films tremblants en Super 8. Longomare : le mot est une incantation. Les photographies comme les récits qui le convoquent ont la capacité d’en développer le rêve ou le fantasme. Le journal sans cesse glisse vers ces images équivoques, comme la lecture souvent provoque des rêveries, réflexions, souvenirs que l’on mêle alors au livre, lisant et écrivant en quelque sorte d’un même geste.
Écrire est pour lui comme déplier une image, étirer le temps et y glaner les menus détails qui composent sa matière. Ce qui, quand on voyage, vous déplace un peu : les intonations, les attitudes, les proportions des choses, la lumière et l’aménagement de l’espace ; les légères différences des panneaux de circulation, les noms des rues… C’est peu de choses encore, mais cela forme un monde, ou ce que Foucault nommait une hétérotopie : « C’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c’est – le jeudi après-midi – le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les ouvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondit sur les ressorts ; c’est la forêt puisqu’on s’y cache ; c’est la nuit puisqu’on devient fantôme entre les draps ».
Sans doute le récit, les photographies, les images pour tout dire sont-ils la manifestation, l’établissement fragile de ces territoires. « Les branches des arbres, la fin du jour tamisent les rayons du soleil, soleil qui brunit les fleurs roses des touffes de bruyères. Le rouge et le vert du sol se répètent sur la peau claire d’Annabella, nous marchons au bord de l’abrupt, attentifs à nos pas, silencieux, en contrebas les masses d’eau se chevauchent, tourbillonnent, rongent les assises des falaises, forment par endroits des éboulis de sable, de roches, de cailloux. » On voudrait se couler dans l’instant, se blottir dans cette image, là où le regard se mêle aux songes. Dans cet état second duquel ne sort plus le journaliste du film de Wenders, Alice dans les villes. Je l’ai revu à nouveau dernièrement. Son récit se retourne plusieurs fois sur lui-même comme on fait dans un demi-sommeil et qu’on ne sait plus ce qu’il y a de vrai. Vivre est une fiction. Je me souviens de ce curieux livre que publia le marquis d’Hervey-Saint-Denys en 1867 sous le titre : « Les rêves et les moyens de les diriger ». Il y décrit par d’ingénieuses manœuvres, comment confondre le rêve et la réalité, comment influer sur le scénario que tisse l’inconscient dans le sommeil. Les œuvres d’art ont la même façon de façonner notre appréhension du monde, de « faire des mondes », pour le dire comme Nelson Goodman. Proust l’a décrit merveilleusement : « Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. »
Sébastien Berlendis contribue à façonner l’imaginaire des vacances, sur les chemins des Maures, comme sur le longomare des rivages italiens, les saisons adolescentes. On dérive avec lui, avides d’images, pleins de sensations comme on prend la route avec Wenders, Fassbinder ou Kerouac.
Cette jeune femme dans le film, vers laquelle l’homme revient et chez qui il ne passera pas la nuit : « On est dans cet état quand on a perdu le sentiment de soi-même. Et ça fait longtemps que tu l’as perdu. C’est pour cela qu’il te faut continuellement des preuves de ton existence. Tes histoires et tes aventures, tu les traites comme si tu étais le seul à les vivre. Voilà pourquoi tu prends toutes ces photos. Une preuve de plus que c’est toi qui as vu quelque-chose. C’est pour cela que tu es venu ici : pour que quelqu’un écoute tes histoires, que tu ne te racontes en fait qu’à toi-même. »
Lui écoute à peine : « C’est vrai. L’action de photographier a un rapport avec les preuves. »
Une preuve paradoxale, puisqu’elle témoigne du rêve qu’on a projeté à travers elle.
Je pense à un film encore. Le camion, de Duras. « ç’aurait été une route au bord de la mer. » Et cette bascule : « -C’est un film ? -C’aurait été un film. (temps) C’est un film, oui. » Godard dira : une image et des mots c’est déjà du cinéma.
Dans le livre : Annabella : « tu pourrais filmer me dit-elle ». « Oui, le travelling enregistrerait les jardins de l’hôpital militaire, en travaux, les grilles et les tribunes du stade Alberto Picco qui accueille des matchs de football de Serie B, la deuxième division italienne. Le travelling se transformerait en plan-séquence pour capturer jusqu’à Portovenere la beauté de la longue route en corniche brûlée par le soleil de midi. »
Ce serait un film, c’est un film.

Image : Claude Nori. / Lungomare, de Sébastien Berlendis, éditions Acte Sud, 2024.

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