« Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »
Proust
« L’homme chasseur a construit son savoir dans les formes et les mouvements de proies invisibles à partir des empreintes inscrites dans la boue, des branches cassées, des boulettes de déjection, des touffes de poils, des plumes enchevêtrées et des odeurs stagnantes. »
Carlo Ginzburg
« Là où est la désertion du sens et l’arasement des langages, s’allume un feu très pur, un éclat : couleur neuve, être nouveau. »
Jean-Paul Marchieschi
Une pochade. Une étude aurait-on dit encore au début du XIXe siècle quand la critique jugeait de D’Aubigny qu’il ne peignait que des ébauches peu abouties, des toiles peu faites (bientôt, avec la touche et le geste du pinceau on laisserait voir le grain de la toile crue).
De ces notes que l’on prenait avant que l’appareil photo s’y substitue et qui ne semblent que témoigner avec une sorte d’objectivité naïve d’un moment des plus ordinaires, de la globale apparence des choses avant que ne s’en mêle la passion et la fièvre, les drames et les honneurs et tous ces récits que l’on fait de nos remuements effectifs ou rêvés. Sur de petites surfaces de planche ou de carton, des couvercles de boites, un carré de lin cloué sur un châssis de bois, dans le retrait des mondanités urbaines, il arrive qu’amateurs ou artistes de métier s’essaient à noter cet écoulement du temps en marge de la grande histoire, de ses intrigues et ses tragédies. Comment avec le temps le jour tombe sur les choses, les fait chanter, leur fait des ombres ; une branche se silhouette dans la perspective. Comment l’épaisseur atmosphérique adoucit les lointains.
Des peintures comme celle-ci il s’en est fait des centaines, des milliers à l’âge du plein air, quand se développa le chemin de fer, conjointement ou presque à la commercialisation de la peinture en tube. Quand de ces études on fit un genre et bientôt même une école, à la faveur d’une sensibilité nouvelle ou d’une lassitude de la jeune génération à l’égard des grands sujets d’histoire, du pompeux, du grandiloquent, du poli. Et l’on pourra trouver à quelques-unes le charme, la délicate sobriété dont témoigne celle-ci. Ressentir cet apaisement que donnaient les motifs bucoliques. Il vous semblera que le peintre a comme saisit un instant dans le déroulé étale des heures. Découpant moins dans les gestes que dans le temps. Qu’il a peint, moins les choses, quoi qu’elles semblent là aussi, finement observées et rendues, que ce sentiment d’évidence qui se fait parfois, suscitant une euphorie intérieure proche de la félicité et doublée immédiatement d’un indicible étonnement. Cette révélation simple qui se fait quand on ouvre les yeux sur le jour. Étonnement continu et calme que les choses soient telles qu’elles sont, et que tout s’anime dans un mouvement d’horlogerie. Et que vous ayez la capacité certains instant de vous en extraire mentalement pour le considérer est proprement vertigineux. Étonnement fasciné de celui qui, naissant, découvre un monde incommensurable et touffu, plein de complications calmes, qui lui préexiste. Ébahissement de celui qui entre dans le temps et découvre avec la poète que « la nature a lieu ».
Peut-être entrevoit-t-il, notre peintre, que, juché sur son petit tabouret, les couleurs sur la cuisse et la main suspendue, à regarder intensément un bout de muret et un arbre, il pourra remonter dans le temps de leur origine, et de là scruter la genèse du monde lui-même ? Il a fait l’expérience de comment l’esprit dans la contemplation semble, tournoyant, tomber en lui-même, s’absorber en un tunnel sans fin.
Ce qui l’avait fait attraper un petit bout de toile, le serrer à hauteur du buste dans la griffe du chevalet de campagne ; ce qui l’avait peut-être même fait peintre comme d’autres se faisaient poètes et dans quelques années photographes tenait sans doute dans cet embarras des témoins. Puisqu’il l’avait vu, l’avait senti : que faire de ça alors, sinon l’apaiser et le dire en l’objectivant ? Comment se reprendre, se ressaisir, sinon en confiant son esprit fiévreux à sa main, et par elle au savoir de l’artisan ?
Dans un livre de l’anthropologue Nicolas Nova, j’avais noté cette observation : « Qu’il s’agisse de mettre des choses de côté dans une boite ou un sac plastique, de prendre des notes dans un cahier ou sur un smartphone, de dessiner des croquis sur une feuille volante, de prendre des photographies ou des enregistrements audio, l’enjeu est toujours le même : orienter son attention pour produire et récolter toutes sortes de traces et d’inscriptions. »
Il semble pourtant que ce mouvement volontaire de prélèvement, de note ou de récolte soit précédé d’une sollicitation des choses elles-mêmes. Être intrigué, être touché, ému, être attiré par, dénonce grammaticalement la passivité dans laquelle nous sommes d’abord. C’est recevoir un appel, un signal. Celui des manifestations du visible et de tout un monde physique qui pèse dans le paysage sensible du réel. La qualité particulière de l’air, une brise peut-être, des odeurs, le bruissement des feuilles dans les arbres et ce qui, par le mécanisme de l’aptique, fait ressentir à distance les qualités matérielles des choses : cette allée de terre dont vous ressentez presque le contact, le poudreux et qui vous fait ressouvenir le bruit que font dessus les semelles quand on marche ; la pierre du muret dont vous remonte dans la paume de la main le rugueux caractéristique. Mille stimuli presque indissociables dont le corps se fait le récepteur et qu’il reconnait ensuite, qui lui remontent, comme l’ont si justement décrit Proust et Chateaubriand, à travers les strates de la mémoire, « l’édifice immense du souvenir ». Pour Lucrèce, « Tous les corps s’écoulent et se répandent en tous sens des émanations variées; écoulement sans tête ni repos, puisque nos sens en sont toujours affectés, et que de tous les objets nous pouvons toujours percevoir la forme, l’odeur, le son. »
Le monde, ce sont ces milliers, ces millions d’émanations qui font chœur pris dans le filtre de nos perceptions et hiérarchisé par nos partis-pris, nos intérêts, les tournures intimes de notre nature, notre expérience vécue. Notre façon de recevoir et de répondre à ces bruissements vibratiles.
Les imprimeurs nomment « amour » le contact appuyé de la matrice gravée ou de la pierre lithographique sur le papier, garant de la belle impression. Un monde nait, pourrait-on dire, de la même façon de la rencontre de deux désirs. Celui du visible et de la vue. Celui des manifestations sensibles des matières, des êtres et celui des sens qui s’en font témoins, interprètes en même temps qu’ils s’en nourrissent, se façonnent selon leur influence.
Les dictionnaires disent de l’amour qu’il est un fort sentiment d’affection et d’attachement assez intense pour pousser ceux qui le ressentent à rechercher une proximité physique avec l’objet de leur amour. Ils ne disent pas comment s’approcher d’un impalpable qui traverse tout un paysage, qui est fait d’air et de lumière, de sensations et des sentiments mêlés qu’on y projette dans une forme de respiration mêlée ou de danse mentale. Les dictionnaires laissent partir les marins qui n’ont d’yeux que pour l’horizon et les lointains que l’on ne fait jamais qu’entrapercevoir, quelque soient les milles que l’on parcoure pour aller à leur rencontre. Le vieux Cézanne allait sur le motif, comme d’autres avant lui, comme d’autres après, quêtant « la petite sensation », accroché au bâton de sourcier de son cœur. Il ouvrait grand les yeux sous son chapeau de paille. Laissait entrer avec la folie du mistral la vive lumière du midi. Ainsi aimait-il des heures durant, jusqu’à l’épuisement. La douleur lui venait et il ne pouvait pourtant jamais se résoudre replier son barda, à rentrer par les chemins de terre, piteux, déçu de lui, désespéré, secoué par des élans maniaco-dépressifs. Il lui semblait que c’était ses yeux qu’il arrachait en quittant le motif.
D’autres parleront du sentiment océanique, d’une forme de communion, de « se sentir simple, infiniment sur la terre », d’un fait qu’une toile petite parfois peut vous mettre en face de ça, vous ouvrir l’âme. Avec le sentiment de l’espace et du temps, la présence des choses disséminées sur l’étendue, c’est votre être lui-même qui vous pleut dans le corps. Toute l’arborescence des choses du monde qui soudain s’éclaire et pivote lentement sur elle-même.
Me revient ces mots du peintre Jean-Paul Marcheschi face aux paysages de Cézanne : « le style est une solitude qui a pris forme, et la forme prend du temps. »
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