« Vous ne sortirez pas que je ne vous aie présenté un miroir — où vous puissiez voir la partie la plus intime de vous-même »
Shakespeare
Je ne sais pas s’il est parmi les animaux certains qui parviennent ainsi à se regarder comme par-dessus leur épaule, à s’arracher à une situation pour en prendre la mesure ou la considérer. Je ne sais pas s’ils ont, comme nous le faisons constamment, cette façon de se raconter eux-mêmes dans leurs gestes héroïques ou ordinaires, faisant des rêves tout peuplés de semblables et de doubles.
Ou si nous sommes les seuls à ne pas en revenir, à chercher dans les miroirs des raisons ou simplement la formule de cette mécanique qui nous meut. Les seuls à nous raconter ce que nous faisons pour tenter d’éclairer par le travail rétrospectif de la conscience, par des récits, par des images, nos attitudes, nos comportements, nos phrases, nos gestes ; tout ce que nous passons notre temps à faire en l’ignorant.
La conscience, écrit Jérôme Thélot face aux tableaux de Géricault, « c’est ce qui permet à la vie d’apparaître en image ». C’est l’irruption d’un témoin. A l’inverse, à l’instar du roman qui pour Stendhal s’apparente à « un miroir que l’on promène le long du chemin » ou que l’on tend à ses contemporains, nous demandons aux images qu’elles nous éclairent sur nous-même, qu’elles nous objectivent. Au témoin nous demandons qu’il dise ce qu’il a surpris.
Parcourant les galeries des musées, feuilletant les bibliothèques et les magazines, suivant sur les écrans ces récits pleins de bruit et de fureur, nous pouvons dire, comme Ponce Pilate présentant Jésus de Nazareth à la foule : ecce homo – voici l’homme.
Je ne sais pas bien en quoi consiste l’art. Ni même si l’on peut soumettre un mot si énorme à une définition stable, un peu simple et claire. Mais en quelques occasions il s’apparente à cette forme paradoxale d’implication et de distance par laquelle l’expérience est détournée et détourée pour vous revenir, non plus seulement comme une donnée perceptive fugace, mais une matière ; comme le font les traces. Alors simplement vous voyez. Non pas comme l’on voit quand on est pris dans ses gestes, mais comme les choses se donnent à voir dans les souvenirs, les rêves. Vous devenez simultanément sujet et objet. Vous voyez en tableaux, en scènes. Touchant l’intime avec recul.
Il m’est arrivé comme ça circulant en voiture dans la nuit d’apercevoir une jeune femme attendant sur le trottoir devant un passage piéton penchée sur l’écran de son téléphone qui éclairait en retour son visage. C’était l’ouvreuse du cinéma dans le tableau de Hopper. Une solitude mélancolique dans la nuit. Et cet écho lui avait donné un relief, une dramaturgie toute particulière. C’était comme de poser un mot sur une chose. Elle avait pris sens, formant dans le flux de l’expérience ordinaire un relief insubmersible. Il me semble que j’avais alors pensé au travail de Thomas Lévy-Lasne et comme il se faisait lui-même scrupuleusement témoin de ces différents visages de l’époque ou des différents aspects qui composaient ce grand visage familier, tirant le portrait de moments solitaires ou festifs. Une toile de 2011, dépeignant une jeune femme en marge de la piste dans une boîte de nuit pouvait m’y avoir invité. Mais ce pouvait être une impression plus diffuse. Il y avait ces scènes de fêtes, ces modernes odalisques étendues nues sur des lits Ikea, scènes d’intérieurs dans des appartements de trentenaires parisiens, ces femmes au balcon d’un immeuble moderne, ces soleils couchants sur la ville, ces groupes visitant des expositions et puis ces images pornographiques, portraits de webcam, visites de sites touristiques. Et tout ça nous revenait comme des flashs. On s’y reconnaissait. Moi je pensais à Nietzsche : « L’apparence, c’est la réalité agissante et vivante elle-même qui, dans sa façon de s’ironiser elle-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il n’y a là qu’apparence, feu follet et danses des elfes, et rien de plus. » J’hésitais entre mélancolie et cynisme, tendresse et dégoût. Ce pouvait être une danse de lucioles, de désirs fragiles ou la désinvolture inconséquente d’enfants gâtés en pleine déchéance. On avait rarement été exemplaires. Puisqu’on est jeunes et cons, puisqu’ils sont vieux et fous, chantait Damien Saez…
Dans l’antiquité, les orateurs soucieux de retenir un exposé ou le développé d’une plaidoirie, avaient recours à ces constructions mentales que l’on nomme palais de mémoire et dont on attribue la paternité au poète Simonide de Céos. Cette méthode des loci consiste à placer le long d’un parcours au sein d’une architecture familière des éléments associés à des idées. Celles-ci pouvaient ainsi être retrouvées dans l’ordre de la démonstration au cours d’une déambulation mentale. Dans l’exemple que reprend Daniel Arasse, citation par Frances Yates d’un texte de Cicéron, le tableau éloquent est constitué du mort, dans un lit, mais encore vivant, l’accusé tenant une coupe dans la main droite et ayant à l’annulaire gauche une bague comportant deux testicules de bélier. Et Arasse de conclure : « vous avez tout : la personne va mourir empoisonnée par mon client, qui a un problème, ces deux testicules » –testiculus signifiant « petits témoins ». L’œuvre de Thomas Lévy-Lasne s’apparente à ces élaborations des artes memoriae. On y circule comme dans ces grandes galeries habillées de tableaux d’histoires ou de scènes de genre, pleines d’intrigues, d’instants décisifs, d’expressions de noblesse ou de pittoresque. On y décrypte des mouvements, des obsessions, des pulsions, entre éthologie, sociologie et psychanalyse. Sous cet aspect, Sempé est un Louvre à lui tout seul, sur un mode tendre, façon Doisneau. Plus mordante, Claire Brétécher témoigne pour les années Pompidou. Pour le plus grotesque et vulgaire de l’époque moderne, on peut demander à Martin Parr. Plus métaphoriques, Jean Rustin ou Gilles Aillaud.
Sur le mode de l’éloquence, comme ces grandes décorations que l’on voit parfois dans les amphithéâtres des grandes écoles, jouant occasionnellement de références, la peinture de TLL est une peinture critique. Elle retourne sur ses contemporains ce miroir qui a pour façon de fixer sur un mode synthétique des moments et des activités typiques du monde globalisé occidental, voué à la consommation et au divertissement.
A cet égard, La serre, tableau récent, à la suite de compositions proches comme Le biodôme (2019) ou Devant l’arbre (2020), apparaît comme emblématique. En une vue plongée, presque omnisciente, un témoin extérieur cadre une foule d’homo sapiens frayant son chemin au cœur d’une jungle luxuriante. Un explorateur du XIXe n’aurait pas gravé différemment le récit d’une exploration sur les rivages du nouveau monde. Il y a là des couples, des familles enfants fatigués tenus dans les bras ou juchés sur les épaules du père. Le chemin est étroit, la foule dense, sans autre solidarité que celle qu’on leur reconnait de l’extérieur et qui en fait un groupe, soumis au même mouvement, sollicités par les mêmes attentions ou étonnements, quoique chacun ignore tout de son voisin. L’enthousiasme ou la curiosité semblent émoussés par la fatigue, l’effet de troupeau, par une forme d’abrutissement plus profond encore, puisé au sucre de l’époque. Les regards se font panoptiques, on prend des photos pour se donner un peu de contenance ou parce que l’on persiste dans l’illusion de parvenir à saisir quelque chose de ce qui se passe sous nos yeux dans cette profusion végétale anachronique d’un exotisme banal. Dans un mouvement venu d’on ne sait plus où, un homme penche son visage sur une fleur à l’expression étonnante dont on imagine que les effluves ténus presque insipides sont décevantes à qui vit dans un monde d’exhausteurs tapissés de musiques d’ambiance, de décorations, de parfums de synthèse. D’ailleurs, les plantes ont autant l’air d’être vraies que d’êtres fausses, trahissant cette confusion quotidienne que notais déjà Andy Warhol entre réel et artificiel, réalité et fiction. Ce pourrait être un de ces paysages reconstitués pour une expérience de réalité virtuelle à grands renforts d’ingénierie et de technologie pour mimer ce qui existe naturellement. D’ailleurs tout ça tient du décor, du diorama. Et quelle que soit la volonté de procurer une expérience immersive, les sapiens ne font jamais que longer des vitres, pris par une tournure mentale qui les pousse à s’extraire du monde pour mieux l’objectiver, « l’assujettir », comme l’énonce la Genèse. La structure de la serre se projetant au plafond sur des toiles brise soleil rappelle assez le monde orthonormé dans lequel cet ilot de sauvagerie contrôlé a lieu. Et c’est tout incidemment que se disent notre rapport au savoir, à l’expérience, au milieu, à la nature et à la culture pour reprendre ce couple exemplaire de la pensée par alternative et opposition tranchée qui caractérise le naturalisme occidental. Vous regardez le tableau et vous méditez sur notre monde moderne, sur ses impasses, sur la puissance d’érosion de l’anthropocène, sur nos capacités ou incapacités à inventer des mondes alternatifs, sur la nature parasitaire de ce bipède hyperactif à la sagesse douteuse, sur nos réflexes grégaires, nos mouvements de masse.
On connait les mots de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » En vérité, toute expression singulière témoigne d’un regard, comme d’un toucher particulier. Et voir n’est jamais que répondre du visible en ce qu’il nous concerne. C’est le double sens du regard. Ce qui nous regarde le fait depuis ce cercle que nous élaborons et qui marque l’empan de notre monde. Gaël Charbau note comme dans la peinture de TLL se laisse deviner un plaisir ambigu, à mi-chemin entre celui du botaniste et celui de l’onaniste. C’est qu’il est difficile de se défaire de ces mouvements qui sont les nôtres, produits et habitants, contributeurs de ce monde dont nous partageons les travers, tantôt désespérés, tantôt inconséquents, impliqués et jouisseurs égoïstes, solitaires solidaires, comme l’artiste de Camus. Nous peignons alors ce monde qui va, qui se perpétue se meurt sous doute sans vouloir le reconnaître, ces monstres qui surgissent dans cet entre-deux, comme l’écrit Gramsci, et qui parfois nous sont des rivages plus rassurants que l’inconnu et auxquels on s’attache comme l’enfant nouveau-né s’attache à la présence enveloppante, au visage rassurant qui se penche sur lui et l’aide à apprivoiser ses angoisses, à boire ses peines. Il y a un plaisir manifeste à représenter, dans une forme de maîtrise, dans ce risque aussi de l’idolâtrie, ces grands incendies dans leur ampleur terrible, comme le font Damien Cadio ou Coline Casse, les tempêtes, comme le fait Katharina Ziemke, le camp d’Auschwitz ou les bâtiments abandonnés de Tchernobyl, comme le fait Thomas Levy-Lasne. Le beau n’est rien que le premier degré ou le commencement du terrible, écrivait Rilke. Nous l’admirons parce qu’il dédaigne de nous détruire. Je me souviens ainsi du témoignage d’un survivant d’Hiroshima qui dans ce drame avait tout perdu, ses biens, sa ville, sa famille, l’honneur, mais ce souvenait que l’explosion et cet emblématique champignon de fumées était la plus belle chose qu’il avait vu dans sa vie. De celui du peintre Balthus et de sa femme Setsuko évoquant la mort de leur jeune fils à l’époque où ils résidaient à la Villa Médicis, à Rome. La lumière tombant sur le lit et sur les murs de la chambre bleue, la mort n’avait pas paru triste, elle était nimbée d’une sorte de grâce ; c’était si beau.
Ce qui fascine immobilise et tient dans ces charmes. C’est ce qui fait danser les prédateurs comme les prétendants dans les parades nuptiales et les parages des drames. Le serpent cobra, la mante religieuse s’en sont fait des experts. C’est aussi la formule du projet capitaliste, de la société du spectacle, le programme que Pierre Charbonnier énonce dans le couple « abondance et liberté ». Son appareil digestif semble à toute épreuve, détournant et retournant toute velléité critique. En septembre 2015, l’opinion s’est émue à la vue de ce jeune garçon échoué sur une plage turque, exilé syrien cherchant asile, il devient un symbole du drame qui se joue en méditerranée. L’image, comme celle des avions percutant les tours du World Trade Center en 2011 ou celle de ces corps défénestrés chutant dans le vide connu un engouement médiatique qui témoigne d’une fascination morbide, d’un plaisir pervers, d’une économie des affects qui traverse les milieux, les couches sociales et infuse aussi l’art. A la biennale de Venise, un artiste expose l’épave d’un bateau de migrants pour dénoncer ce qui a lieu. Les visiteurs se prennent en photo, désinvoltes, devant cette œuvre poignante avant d’aller siroter des Spritz. Un autre réalise des installations à partir de gilets de sauvetages. Ainsi, écrit Eric Suchère, « on peut servir une soupe populaire au Grand Palais (Rirkit Tiravanija), exposer des sacs plastiques en faisant référence à la fragilité de la condition des SDF dans le même lieu (Kader Attia), mettre le drapeau noir dans le pavillon français de la Biennale de Venise (Claude Lévèque)… tout comme l’on peut critiquer le fameux « monde de l’art contemporain » en étant acheté par le Centre Pompidou, se référer à Guy Debord en produisant exactement ce qu’il dénonçait. » De même, poursuit-il, Practice Zero Tolerance, épave d’un voiture calcinée, œuvre d’Adel Adbessemed réalisée en réponse aux propos de Nicolas Sarkozy sur les émeutes de banlieue ou Hope, « ce bateau rempli de sacs poubelle moulés en résine évoquant le destin des migrants clandestins » ou ce « Bateau des larmes de Jean-Michel Othoniel qui, comme le précise le propre site Internet de l’artiste est un « hommage aux exilés, réalisé à partir d’une barque de réfugiés cubains trouvée à Miami couverte d’une cascade de perles de couleurs, se transformant en d’énormes larmes de cristal limpide », œuvre exposée devant l’entrée de la foire de Bâle et entrée dans la foulée dans la collection de la fondation Louis Vuitton.
Comment alors ne pas être soumis à cet état de surexcitation permanente et de rhapsodie des sensations, de récupération et de marchandisation des affects ou tout objet, toute parole peuvent-être vidés de leur sens ? « Comment penser justement la contemporanéité et non la suivre », demande Eric Suchère ? En essayant, répond-t-il, peut-être déjà de « penser l’art contemporain à partir non seulement de l’art moderne, mais, également de l’art ancien afin d’essayer de voir ce qui le travaille, lui donne ses formes, le nourrit. Enfin, en réintroduisant de la lenteur dans la lecture des œuvres, en permettant un regard prolongé, en décélérant. » Sans doute la démarche de Thomas Lévy-Lasne n’est-elle pas étrangère à ce mode alternatif, le peintre se faisant anachronique (dans le sens de Susan Sontag ou de Georgio Agamben disant que le contemporain est celui qui échappe à son temps), préférant à l’efficace d’une photographie ou d’une image produite par montage ou intelligence artificielle, aisément diffusable, le tableau à l’huile grand format, son élaboration lente et laborieuse, sa matérialité, trouvant dans cette dépense une forme d’engagement et de résistance. Ainsi, témoin situé à la fois dans et hors du monde, dans une forme d’anthropologie participative, entend-il poursuivre une peinture critique. Un art de regarder à travers notre propre regard.
Image : Thomas Lévy-Lasne, La Serre, huile sur toile 2022-23.
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