un monde peint, souvenirs

J’avais dû regarder longuement aux reproductions que je recevais alors par abonnement pour garder au fond de l’œil la sensation des couches et des gestes mis en évidence par les détails agrandis. Sans doute j’avais mentalement remonté les séquences, souvent ; imaginé le pinceau se déchargeant sur la toile en touches épaisses ou en dégradés fluides pour espérer en capter quelque chose et savoir un jour à mon tour moduler les lumières et les couleurs, produire l’illusion d’un reflet, la sensation d’une aube. Et peut-être est-ce une manière fréquente d’aborder les choses que de les regarder à travers des images ; et même, ces images, de les fabriquer mentalement à la façon de celles dont, à regarder profondément en elles, on a cru pouvoir reconstituer la genèse et l’élaboration. Peut-être que tout le monde ou presque le fait. C’est à ce que je savais de Van Gogh, de Monet, au Picasso de la période rose, à Géricault que j’adossais ma perception, me demandant rêveusement quelle association de gestes, d’effets, quelles textures et combinaisons permettraient de rendre le tapis d’aiguilles et de terre sèche sinuant de la corniche vers la plage ou l’animation de la mer le soir quand le vent thermique ride la surface d’une multitude de taches souples et nettes, métalliques. Les noms des couleurs sur les tubes me donnaient un nuancier que je pouvais retourner sur les choses pour en extrapoler la palette, c’est-à-dire presque la formule : outremer, cobalt, phtalocianine, roi, indigo, céruléum, bleu de prusse ou de flandres, allizarine… Je regardais le ciel comme un morceau de bravoure où la sureté du geste, son impétuosité parfois, devaient s’équilibrer d’une délicatesse dans les transitions et les nuances que je tentais de copier dix fois avec méthode en imagination, répétant l’opération dans son développé autant de fois que je butais sur une impasse, avant que la vie me rattrape, qu’il faille se mettre en route, ramasser les affaires, répondre à je ne sais quoi, sortir de mes divagations.
Imaginais-je que la vie de peintre consistait en autre chose qu’en ce travail fait de trajets continus entre les livres où se trouvaient les œuvres des maîtres et leurs enseignements et toutes les occasions de la vie en lesquelles il fallait éprouver sa sensibilité par une sorte d’imprégnation active ? Il fallait s’appliquer à sentir et s’exercer à traduire. L’analogie avec le travail du verre enfoui sous la terre, semblable à un tuyau, traversé par elle, m’aurait paru valable. Et puisque tous ceux dont les œuvres me parvenaient ou presque étaient morts depuis des siècles ; souvent à l’image de Van Gogh ou de Modigliani, de Soutine et même de Picasso tels que je me les imaginais alors, incompris, miséreux, l’art devait être cette quête d’une vie pour raffermir son dessin, maitriser sa palette, pouvoir tout peindre, du plus simple au plus compliqué et donner à ses œuvres, au-delà du style, une forme d’évidence qui les isolait des autres images pour qu’elles rejoignent cette peinture étendue en laquelle consistait la réalité visuelle du monde.
Je ne connaissais pas la phrase, mais ce développement de ses propres perceptions et de ses capacités afin d’atteindre quelque chose en soi de plié ou d’embryonnaire, d’un désir encore mal formulé auquel pouvait se résumer une vie pouvait sonner comme le fameux « devient qui tu es » que je lirais plus tard chez Nietzsche. Je ne présumais pas de ma capacité à aboutir, mais je m’en chargeais comme d’un lot que j’aurais tiré à la loterie de la vie, comme j’avais tiré mon prénom, mon sexe et ma couleur de cheveux. J’avais douze, treize ou quatorze ans et il m’en faudrait encore cinq pour mesurer que même à simplifier l’équation à ce point il serait fort probable, au rythme où j’allais, qu’une vie n’y suffirait pas. Je n’aurais jamais été que le jouet d’un élan qui s’interromprait mollement.

Image : Delacroix, vue de Dieppe, 1854.

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