voir des corps tomber

Le désir de connaitre, de savoir, se mêle à une pulsion destructrice. Le Prince Albert 1er de Monaco, pionnier de la protection des milieux marins à qui l’on doit le musée océanographique lèguera dans un même temps à celui-ci les précieux trophées de son amour cruel. Ses mémoires ont l’odeur de la poudre et du sang. Son carnet de chasse en rend sinistrement compte. Elles s’élèvent à plusieurs centaines par an. Entre 1861 et 1906 il a tiré 31751 cartouches et fait 18 811 « prises ».
« Nombre d’amateurs d’oiseaux, écrit la philosophe Vinciane Despret, ont été, au XIXe siècle des collectionneurs et tout porte à croire qu’amour et appropriation ont pu avoir, pour certains, l’évidence d’une équation. »
Dans cette même enquête critique, l’auteure évoque plusieurs études vouées à déterminer la vitesse de remplacement des mâles sur un territoire donné, réalisées au court du XXe siècle et qui pour se faire consistaient à tuer tous les oiseaux, pendant la période de reproduction, sur une aire d’expérimentation donnée, tant les mâles qui venaient remplacer les disparus que les femelles couvant leurs œufs. Ceci, abouti à deux années de massacres pour évaluer le nombre probable d’oiseaux mâles en attente de territoire et ainsi confirmer de manière empirique la théorie de la régulation. L’évaluation plus précise de cette réserve nécessiterait, affirment les auteurs de l’étude avec un détachement et une froideur toute scientifique qui ne sont pas sans faire frémir, que celle-ci soit poussée à plus long terme. Des centaines de vies, d’existence sensibles, d’individus, de familles sont ainsi considérés comme les éléments d’une équation dont l’écriture à des fins de connaissance est une raison suffisante à leur abattage.
Feuilletant les mémoires que le Prince Henri d’Orléans composa d’après ses six mois passés aux Indes à chasser le tigre je suis saisit par cette remarque presque candide trahissant un mélange de curiosité et d’inconséquence : « Rien n’est plus curieux, note-t-il, que de voir un singe en train de sauter d’une branche à une autre, s’arrêter net, frappé en chemin par une balle de 450 et plonger subitement les bras étendus. » On l’imagine alors fasciné par l’image, se repassant la séquence, vaguement rêveur. Des singes ainsi il en tuera des dizaines, comme un autre jour des antilopes, bercé par la chorégraphie morbide de ces corps chutant, grisé par la capitalisation des prises qu’enregistreront ses carnets. La représentation a décidément quelque chose de sarcophage, vouant l’image à se substituer au réel dont elle entend rendre compte. D’ailleurs, plus loin dans le même livre, après s’être amusé ou délassé avec des proies sans intérêt, lorsqu’enfin s’engage à grands frais la chasse aux tigres, lorsqu’un fauve est tiré, c’est une image encore qu’il cherche à fixer : « Le soleil se couche et je regrette de ne pas avoir mon appareil, car il n’y a rien de plus joli que cette tigresse, la tête penchée et la gueule ensanglantée, portée par ces quatre robustes Hindous. »

Quelle différence pourtant avec l’attraction malsaine que provoque le petit film muet qui témoigne du saut depuis un balcon du premier étage de la tour Eiffel, le 4 février 1912, de Franz Reichelt, tailleur pour dames et inventeur d’un prototype de parachute inspiré, comme Leonard l’avait été en son temps, par les ailes des chauves-souris?
Diffusé par Pathé le jour même de la tentative tragique, la séquence qui témoigne de ces prélèvements qui ponctuèrent l’histoire de l’aéronautique et de ses hérauts a la brièveté à la fois touchante et burlesque d’une nouvelle en trois lignes de Felix Fénéon. Le carton d’ailleurs qui précède la scène en dévoile en une phrase la maigre intrigue : « Comme s’il eut pressenti l’horrible sort qui l’attendait, le malheureux inventeur hésita longuement avant de se lancer dans le vide. » Et pourtant, pour la dixième fois, la vingtième fois, on regarde la silhouette de cet homme engoncé dans sa combinaison bouffante, juché en équilibre sur une chaise, elle-même posée sur une table, un pied sur la main courante, laissant doucement monter le geste dont son corps est à cet instant, sous l’œil de la caméra, l’horizon. Drôle de bricolage pour mettre en scène un événement solennel et qui trahi un peu l’amateurisme, le fait peut-être qu’au fond tout le monde autour de lui joue un mauvais jeu auquel personne ne croit. Et tous sont là avec des encouragements peut-être — pas trop pour ne pas passer pour des assassins— et des regards surtout qui le poussent à aller au bout de son trajet en s’offrant ce rôle privilégié et tellement trouble de témoins que nous endossons avec eux. Peut-être n’hésite-t-il pas en réalité, là sur le bord du vide, dans le froid, mais répète-t-il en lui-même comme le font les sportifs, les danseurs l’enchainement des gestes, l’inclinaison, la posture, la courbe qu’il envisage de tracer à travers l’air comme un héros ou un dieu, contre l’évidence même ou le réel ou les lois de la physique. Son souffle laisse échapper un peu de buée alors qu’il scrute le sol. Mais il n’a plus le choix. L’histoire a toujours préféré les morts aux déserteurs pusillanimes.
Et nous on regarde à ce mystère enfermé là dans le silence d’une image qui traverse le temps un peu comme le font le plongeur de Paestum peint sur le couvercle d’une tombe ou ces portraits que l’on dit du Fayoum qui couvraient les défunts de l’Égypte gréco-romaine.
La mise en scène a tous les atours d’un protocole scientifique. D’abord des vues en pied, sur toutes les faces, de l’homme en équipement. Puis la démonstration. Jusqu’au plan final, après que l’on emporte le corps inerte lorsque des mains objectives relèvent sur les lieux de l’impact la profondeur de la trace laissée dans le sol gelé par le corps ou par le rêve. 15 cm. Contours de la bonne conscience ? Manière de rendre le macabre présentable ?
C’est la même ambiguïté toujours, le même mélange des genres.
Le nombre de ceux que l’on a précipité dans le vide pour enregistrer quelques théories sur la chute des corps et de théories que l’on a ainsi décrites pour la fascination de voir des corps tomber.

(extrait d’Etretat, texte à paraître)

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